Après Le Retour et Le Bannissement, Andreï Zviaguintsev explore dans Elena la modernité au travers d'un thème éternel : la survie. Rencontre avec le réalisateur…
Propos recueillis par Alexis Geng / Traduction du russe assurée par Joël Chapron
AlloCiné : « Elena m’a permis de m’attaquer à une idée maîtresse de notre époque : la survie et la recherche de son propre salut quel qu’en soit le prix », peut-on lire dans votre note d’intention. Mais est-ce vraiment un mal propre à notre époque ?
Andrei Zviaguintsev : Effectivement, vous avez raison, cela a toujours été ainsi. Je me souviens d’avoir lu un jour la chose suivante. Un journaliste était venu voir Goethe, et lui avait dit : « J’ai lu quelque part une réflexion que vous avez faite, il y a quelques jours seulement, et là vous venez de me dire très exactement le contraire… » Pour être honnête avec vous, je ne sais pas si c’est une légende sur Goethe ou si c’est vrai, mais ce dernier aurait répondu : « Oui, mais heureusement je suis de plus en plus intelligent chaque jour. » C'est une première réponse à votre question. […] Il y a d'autre part une histoire, à mi-chemin entre la métaphore et la légende chinoise, qui raconte qu’un jour l’empereur de Chine réunit dix sages, en leur disant : « Messieurs, vous avez trois jours et trois nuits pour trouver un mot qui définisse ce qu’est la vie. Je n’en veux qu’un. Débrouillez-vous. » Les sages réfléchissent donc pendant trois jours et trois nuits, puis reviennent le voir, avec une liste de plusieurs mots. L’empereur ne prend même pas la peine de lire la liste, et leur déclare : « Je vous avais demandé un mot, pas une liste. Je vous donne encore trois jours et trois nuits pour trouver un mot. » Les sages repartent, puis reviennent de nouveau trois jours et trois nuits plus tard. Un seul mot de la liste est resté, qui est : survie. Vous avez donc absolument raison de dire que cela a toujours été ainsi, de tout temps. Même les Anciens le savaient.
On ne peut s’empêcher de penser au moins un peu à Raskolnikov, le héros de Crime et chatîment, en assistant à l’acte que commet Elena, véritable figure romanesque. Y avez-vous pensé dès le départ, à lui ou à un autre héros littéraire ?
Evidemment, j’ai songé à Raskolnikov quand nous avons écrit le scénario, mais pour être franc, cela m’est surtout venu après, quand j’ai commencé à donner des interviews, au cours desquelles on m’a souvent parlé de Crime et châtiment. Et finalement ce n’est pas tant la figure de Raskolnikov qui m’intéressait, d’abord parce que je trouve que ce sont quand même deux personnages différents, et que les motifs qui poussent Raskolnikov à commettre son crime sont des motifs réfléchis. Il a une idée en tête, ce qui n’est pas le cas d’Elena. Et puis lui, il commet un triple meurtre... Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais dans le roman Raskolnikov tue aussi Elisabeth alors qu'elle est enceinte, en plus de la vieille. Il s’agit donc d’un triple meurtre, puisqu’Elisabeth porte un bébé. La différence essentielle entre Elena et Crime et châtiment, c’est justement que dans mon film il n’y a pas de châtiment. Or, Dostoïevski estime pour sa part que s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale ; c’est donc extrêmement lié à la religion.
L’autre différence fondamentale avec Raskolnikov consiste en ceci : c’est une longue réflexion qui l’amène à tuer la vieille. Seules quelques pages dans le roman sont consacrées au meurtre, avec auparavant la préparation presque mentale qui le conduit à commettre cet acte, puis la description psychologique, une fois qu’il l’a accompli. Chez Elena, c’est un réflexe absolument instinctif. Elle commet ce crime uniquement pour défendre ce qui lui est cher. Mais c’est au niveau de l’instinct, au niveau animal que ça se passe, et pas du tout au niveau réflexif. En fait, au moment de l’écriture du scénario, une chose m’a vraiment frappé chez Dostoïevski. Ce n’est pas tiré de Crime et châtiment mais des Frères Karamazov. C’est un élément, je ne sais pas si vous vous en rappelez : à un moment du livre, Ivan fait un cauchemar. Dans ce cauchemar il voit le diable, et le diable lui parle. Et il dit à Ivan : « Mais, d’après vous, quel peut être mon rêve ? Je vais vous avouer quelque chose. Mon rêve est extrêmement simple. J’adorerais me réincarner en commerçante de base, une petite commerçante qui irait porter un cierge à l’église pour essayer d’expier ses péchés. » Pour moi l’idée maîtresse derrière cela, c’est que selon Dostoïevski, le mal ou le diable, on l’appelle comme on veut, est à l’intérieur de ces gens-là, de ces simples commerçants qui vont, comme des païens, porter des cierges pour des choses auxquelles ils ne croient pas - ce n’est pas de la foi, plutôt de la superstition, qui se rapproche du paganisme. C’est véritablement cela qui m’a plu chez Dostoïevski, et qui rapproche Elena de son œuvre.
Votre film conte une histoire à la fois très russe et très universelle…
Où que soit l’homme sur Terre, les mêmes mécanismes le meuvent, et sa nature humaine est partout la même ; de là l’universalité de la chose. Nous ne sommes pas des Martiens, je ne raconte pas l'histoire de gens qui viendraient d’une autre planète. Au contraire, tout gravite autour de l’âme, et où que l’on soit dans le monde, cette âme reste la même. Mon projet était au départ prévu pour un producteur britannique*. A partir du moment où j’ai pu ramener le film sur le territoire russe, cela m’a évidemment beaucoup conforté et plu, parce que c’est mon territoire et que je m’y sens comme un poisson dans l’eau. Il était important pour moi de revenir sur un terrain que je connaissais.
Elena et la famille de son incapable de fils, Sergueï
Au-delà d’une confrontation sociale qui innerve le film, Elena offre une vision assez impitoyable d'un certain milieu prolétaire, à travers la famille de l’héroïne et plus particulièrement son fils Sergueï : vulgaire, égoïste, fainéant, profiteur, bref loin de toute idéalisation. Finalement les riches sont plus sympathiques que les pauvres dans le film, ce qui n’est pas si courant ou anodin dans la représentation des catégories sociales…
Je pense qu’il faut faire la part des choses. Il y a des pauvres qui ont tout perdu ou auxquels on a pris ce qu’ils avaient, et puis des gens qui ont toujours vécu dans le même état d’esprit et dans la même situation économique ; ce ne sont pas les mêmes types de pauvres. Je me souviens d’une histoire qu’on m’a racontée, celle d’un homme qui a téléphoné à [l'équivalent du Pôle Emploi], en Russie, en disant : « J’ai lu une petite annonce, au sujet d’un poste vacant dans cette entreprise-là. » Son interlocutrice lui a répondu : « Je suis vraiment désolée, mais le poste a été pris. » Et lui de s’exclamer : « Oh quelle chance ! Je voudrais juste que vous disiez… Parce que je pense que ma femme va vous téléphoner… Je voudrais juste que vous disiez que ce n’est pas moi qui ait refusé, qu’il n’y a pas de boulot. Merci mille fois, je voudrais juste qu’elle soit sûre qu’effectivement ce n’est pas de ma faute. » C’est pour cette raison que je vous parle de différentes sortes de pauvres ; parce que dans le cas que je viens de citer, il y aurait la possibilité d’avoir un emploi, mais cette personne-là n'en veut pas. Il ne s’agit pas de gens auxquels on aurait tout pris.
Dans votre film, Sergueï et sa famille sont en effet plus des assistés que des exploités. Mais cette façon très désabusée de représenter des "prolos" est particulièrement frappante, surtout chez un cinéaste issu de l'ex-URSS…
Il y a si je puis dire le concept des "petites gens", qui sont généralement plutôt pauvres, en effet, pas forcément dans la misère mais en tout cas ils ne sont pas riches, c’est certain. Ces petites gens ont souvent été au centre des romans du XIXe et même du XXe siècle, dans lesquels ils ont globalement été mis en avant, et ont même souvent occupé la fonction de héros. Vous n’êtes pas le premier à me dire que j’ai changé de façon de regarder ces petites gens-là. J’ai eu pas mal de questions sur le sujet, parce que pour moi il existe une sorte de mythe autour de ces fameuses petites gens, qui veut qu'on soit quand même indulgent avec ces pauvres malheureux qui n’ont pas d’argent. On a coutume de dire, c’est une espèce d’aphorisme, que l’argent du riche c’est le sang du pauvre. Mais si on observe le personnage de Sergueï, et qu’on se demande ce qu’il est, on voit bien qu’il n’a de toute façon que moyennement envie de s’en sortir. On comprend que Tatiana, sa femme, est enceinte ; elle ne va sans doute pas se mettre à travailler, et elle a éventuellement des circonstances atténuantes, même si elle pourrait prendre un peu de travail à la maison. Mais lui, que va-t-il faire ? Quand on a une voiture, on peut toujours faire le taxi en Russie, il suffit de se mettre au volant, et vous prenez les gens qui lèvent le bras dans la rue. Vous faites le plein, vous les conduisez où ils veulent, vous prenez l’argent. C’est comme ça aussi que les gens se font un peu d’argent. Je ne suis même pas sûr que Sergueï fasse cela. Ce qui est en tout cas certain, c’est que lors de cette discussion entre Elena et son mari Vladimir, où elle dit « Voilà, Sergueï est dans cette situation-là, il faut l’aider », et lui répond « Mais cette situation-là, depuis combien d’années est-il dedans ? », je pense que Vladimir a très exactement identifié l’état d’esprit dans lequel se trouve Sergueï. Il n’a pas envie que cette situation change. Quand il dit à sa mère Elena : « Il a des oursins dans les poches ton mari, il pourrait quand même nous aider », mais de quel droit dit-il cela ? Pourquoi Vladimir devrait-il les aider ? Je pense que c’est vraiment sur ce point qu’il faut changer de regard. La question n'est pas d’être pauvre, c’est une question d’état d’esprit. Et j’ai peut-être changé la façon de regarder ces gens-là ; cela ne concerne pas tous les pauvres, seulement eux. Je pourrais ne pas répondre directement à votre question en vous disant que j’ai vraiment décrit un cas particulier. En même temps, quand on produit une œuvre artistique et qu’on s’empare d’un cas particulier, c’est d'habitude qu’on a envie de généraliser derrière. Ce serait donc faux de vous répondre ainsi. A l’inverse, je ne peux pas vous dire que tous les pauvres sont comme Sergueï. Ce serait là aussi totalement faux, et je ne veux pas non plus que vous ayez cette image-là en tête. D'un côté cela dépasse le cas spécifique, puisqu’il y a beaucoup de gens comme lui, mais à l’inverse tout le monde n’est pas comme ça.
Elena et son (in)fortuné mari Vladimir
A plusieurs reprises, la télévision, ou plus précisément le son de la télévision, s’invite dans le film. Pourquoi ces intrusions, ces bribes d’émissions de divertissement qui ponctuent le film ?
Je ne connais pas la France ou l’Occident, je ne sais pas comment est la télévision chez vous… Mais on pourrait se dire qu’idéalement elle est là pour informer, instruire et divertir. Chez nous c’est le divertissement qui l'a totalement emporté. Il faut quand même ajouter que récemment et compte tenu des événements, des émissions d’instruction ont commencé à apparaître, et même des cours, avec des étudiants et des profs de la prestigieuse université de Moscou. Mais c’est extrêmement récent, et jusque-là le divertissement était omniprésent, sur toutes les chaînes de télévision ; un divertissement de très bas étage, sachant que par ailleurs l’information était fondamentalement mensongère, toute la journée. Pour chaque personnage du film, on a choisi des émissions, fatalement des émissions de divertissement, puisque ce dernier est partout. On voulait apporter par le biais de chaque extrait une information sur le caractère de chacun des personnages. Pendant plusieurs jours nous avons réfléchi au type de programme, avant de nous adresser aux chaînes pour qu’elles nous envoient une dizaine d’émissions. Puis nous avons sélectionné les répliques qui seraient les plus importantes, de manière à transmettre en même temps une information sur chacun des personnages, et sur ce qu’est la télévision en Russie, ou en tout cas sur ce qu’elle était il n’y a pas si longtemps.
Où en est le cinéma russe, où en sont les cinéastes russes aujourd’hui, après notamment que le "système Nikita Mikhalkov" (président de l'Union des cinéastes) ait été dénoncé par nombre de ses confrères** ?
La partie la moins intéressante, c’est la partie qui concerne Nikita Mikhalkov. D’abord parce que moi, j’ai toujours occupé une place franchement à part. Non pas que j’en ai eu particulièrement envie, mais je ne me suis jamais mêlé des histoires liées à l’Union des cinéastes, qu’il préside. Je n’ai jamais, de toute façon, participé à aucune discussion sur les gens qui étaient pour ou contre cette Union des cinéastes, cela ne m’a jamais véritablement intéressé. Je suis moi-même devenu membre de l’Union sans l’avoir voulu : après ce qui s'est passé à Venise avec Le Retour***, on m’a inclus et fait entrer dedans sans même que je le demande. Mais comme je ne connais pas les dessous de l’affaire, les tenants et les aboutissants, je n’entends que des rumeurs sur Nikita Mikhalkov et ce qui s’est passé autour de lui, et franchement ça ne m’intéresse pas, surtout dans la mesure où ce ne serait pas une discussion sur l’art, mais une discussion politique, sur les clans, les finances, ce que les uns ou les autres se sont appropriés...
Concernant votre question sur le cinéma russe, je dirais qu’il traverse une période extrêmement difficile. D’abord parce qu’on a des spectateurs qui rajeunissent, ce qui est bien, mais signifie aussi que les adultes, plus portés sur la réflexion, quittent les salles de cinéma. Ensuite parce qu'aujourd’hui c’est devenu plus compliqué de faire des films. Comme il y a plus d’argent, on pourrait penser que qualitativement, formellement, les films devraient être mieux faits. Mais cet argent est encore plus difficile à trouver qu’avant. C’est encore une fois le divertissement qui prime, avec un marché essentiellement américanisé, une part de marché des films américains très importante, et pas assez de salles pour tout le monde. Et puis, depuis deux ans, la répartition de l’argent de l’Etat a fondamentalement changé : aujourd’hui cette manne, au moins pour deux tiers si ce n'est plus, a été répartie entre sept sociétés de production. Ce sont donc sept producteurs qui récupèrent quasiment la totalité de l’argent de l’Etat. Auparavant, un auteur et un producteur allaient porter un projet au Ministère de la Culture, avec un scénario. Désormais les producteurs touchent des sommes d’argent sans même avoir de projets ; des sommes réparties entre ces sociétés pour qu’elles produisent des choses, avec pour consigne de faire du mainstream, et aussi un cinéma entre guillemets « idéologique », ou en tout cas un peu « idéologisé ». Au final, ceux qui se retrouvent Gros-Jean comme devant, ce sont les auteurs, qui ont envie de mettre en avant une description de la réalité, quelle qu’elle soit, et des changements qui s’opèrent dans la société. Ceux-là ont plus de difficultés à financer leurs films.
A ce propos, quel est votre prochain projet ?
J’ai trois projets de scénario, mais ce sont trois projets très chers, en tout cas pour du cinéma d’auteur. Donc pour l’instant, nous n’avons pas le financement pour entrer en production. Nous attendons une levée de fonds potentielle. Alexandre Rodnyansky, le producteur d’Elena avec lequel je vais poursuivre, m’a dit qu’il pense pouvoir lever les fonds d’ici deux ans et demi pour au moins l’un de ces projets. Lever des fonds, c’est compliqué pour ce type de film, sachant que le plus avancé de mes projets serait relativement cher, parce que c’est un film historique avec des constructions de décors très coûteuses. Il y a quatre ans, j’en avais discuté avec un autre producteur, et nous avions budgété le film à 15 millions de dollars, ce qui est hors de prix pour ce genre de film en Russie. Néanmoins je continue d’espérer. Alexandre Rodnyansky est occupé en ce moment par la production d’un film en tournage, un blockbuster qui s’appelle Stalingrad et coûte entre 40 et 50 millions de dollars ; il produit aussi des films aux Etats-Unis, donc il est plutôt pris. De là le fait qu’entretemps, et parce qu’on a envie de faire des choses ensemble, nous lui avons proposé de trouver une histoire un peu plus intime, plus locale, plus petite, y compris en nombre de personnages et en termes de décors. Cette histoire-là, nous l'avons trouvée. Quand je serai rentré de Paris, on doit se mettre autour d’une table, sachant qu’on est à 98% d’accord sur tout. Je suis donc censé entrer en pré-production de ce film, plus petit, qui devrait m’occuper pendant les deux prochaines années, en attendant que le budget de l’autre projet soit bouclé. Tout ce que je peux vous dire dessus, c’est qu’il s’agit de l’adaptation d’une œuvre littéraire connue, qui s'appuie sur deux personnages.
*Comme Andrei Zviaguintsev l’a notamment expliqué au Monde, au départ, Elena est né de l’initiative d’un producteur britannique qui offrait à quatre cinéastes issus de quatre continents différents de réaliser un film sur l’Apocalypse. De là cette phrase extraite de la note d’intention du cinéaste : « Une femme attentionnée, tendre et féminine, remplie d'amour et de douceur, qui se change en une meurtrière froide et calculatrice puis se repent dans une église, n'est-ce pas là l'image apocalyptique de la fin des temps ? »
** Sur le sujet, voir notamment cet article du Monde.
*** Le Retour avait reçu le Lion d'or, en plus du prix récompensant la meilleure première oeuvre, lors de l'édition 2003 de la Mostra.
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