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    The Virtues sur arte.tv : "La télévision a une vraie valeur démocratique" pour son créateur Shane Meadows
    Julia Fernandez
    Julia Fernandez
    -Journaliste Séries TV
    Elevée à « La Trilogie du samedi », accro aux séries HBO, aux sitcoms et aux dramas britanniques, elle suit avec curiosité et enthousiasme l’évolution des séries françaises. Peu importe le genre et le format, tant que les fictions sortent des sentiers battus et aident la société à se raconter.

    Récompensé au festival Séries Mania en 2019, le réalisateur britannique Shane Meadows ("This is England") signe avec "The Virtues" un drame bouleversant sur un homme abîmé par un passé douloureux. Une histoire intimement liée à celle de son créateur.

    Channel 4

    Dans votre filmographie, vous faites le portrait de la société britannique dans toute sa complexité et ses aspects les plus sombres. Qu'est-ce qui vous a donné l'envie avec The Virtues d'explorer le sujet particulièrement difficile, voire tabou, des mauvais traitements dans les foyers d'accueil (care homes) ?

    Shane Meadows, créateur et réalisateur : Plusieurs choses. J'ai grandi dans une ville qui était bordée par des foyers d'accueil. C'était une petite bourgade et par conséquent, les enfants qui étaient dans ces foyers venaient de la province. S'ils essayaient de s'enfuir, ils se retrouvaient dans mon centre-ville et tuaient le temps à l'arrêt de bus, ou faisaient du stop d'un endroit à un autre. Lorsque j'avais entre 10 et 15 ans en particulier, on voyait des jeunes qui fuguaient et ne revenaient jamais. Certains faisaient le mur chaque semaine et étaient ramenés dans les foyers, tandis que d'autres se cachaient en ville, en dormant dans les toilettes publiques par exemple. J'étais devenu ami avec certains d'entres eux, mais la plupart des habitants de la ville étaient assez méprisants envers eux et les regardait de haut, alors j'essayais de leur parler et de passer du temps avec eux, ou juste de les dépenner, de leur donner une couverture, ce genre de choses. Ce n'est que lorsque la vérité a éclaté au sujet de ces endroits, et de ce que les enfants pouvaient y endurer, que les gens qui les jugeaient à l'époque ont repensé à leur comportement et se sont sentis vraiment nuls. Ca m'est toujours resté gravé, j'ai vu leur évolution au fil des ans, certains sont partis de là à 16 ans, et ont choisi de vivre là où j'ai grandi. Ils sont restés, se sont mariés avec des gens du coin, et ils ont fait leur vie mais vous pouviez voir la douleur qui les habitait. Ils ne s'en sont pas tirés indemnes. Et donc l'idée de suivre le parcours de quelqu'un qui semble foutre sa vie en l'air mais qui, au vu des circonstances, s'en sort incroyablement bien, m'a vraiment attiré. L'idée de prendre un anti-héros, un alcoolique, à tel point qu'on le licencie, cette idée d'avoir un personnage où dès le premier épisode le public voit les choses de son point de vue et se prendre d'affection pour lui avant même qu'il échoue, pour voir à jusqu'à quel point il va essayer de se battre et de s'en sortir, m'a vraiment séduite. Dans This is England, on regarde vers le passé avec nostalgie; là, on suit des personnages maintenant, de nos jours, alors qu'ils ont enduré des épreuves invisibiles. C'est ça qui m'attirait. Le fait d'avoir été moi-même harcelé et brutalisé étant enfant, ce n'est rien à côté de ce que ces gens ont vécu. C'était quelque chose sur lequel je voulais attirer l'attention? Aussi, depuis que je suis devenu ami avec Helen (Behan) et Stephen Graham, on s'est rendus compte que lorsqu'on rencontrait quelqu'un de n'importe où dans le monde et que nous avions des fêlures en commun dans nos parcours, on se rendait compte qu'elles avaient un lien avec la protection de l'enfance. Ça faisait partie des choses que nous jugions importantes à mettre en lumière, à travers le parcours d'une personne qui a l'air abîmée, mais qui s'en sort incroyablement bien au vu des circonstances ! 

    Vous qui avez étendu l'univers de votre film This is England en série (3 saisons de 2010 à 2015), pensez-vous justement que la télévision est désormais le médium le plus évident pour raconter ce genre d'histoires ?

    De mon point de vue oui, car la télévision possède un vrai charme utilitaire, que vous ne retrouvez pas au cinéma. Le cinéma américain domine le marché, et si vous essayez de faire un film britannique, vous avez beau y mettre tout votre coeur pendant deux ans, à chaque étape vous devez vous battre contre vents et marées, vous n'arrivez pas à obtenir les recettes exactes des salles de cinéma et elles touchent la majeure partie des bénéfices, et puis vous devez à nouveau payer pour la sortie en DVD... vous devez payer votre chemin à chaque étape. C'est très dur de donner une voix à de grandes oeuvres au cinéma aujourd'hui. C'est plus facile pour un film d'action sans cervelle d'exister face à quelque chose qui va vous émouvoir et vous marquer toute votre vie durant. Nous avons beaucoup à apprendre de la manière dont fonctionnent votre industrie en France, et la façon dont vous promouvez votre histoire à travers votre cinéma. Ça ne marche pas comme ça en Grande-Bretagne. La télévision est un médium d'égalité incroyable car elle permet à un coût moindre de consommer des oeuvres extraordinaires. Fondamentalement, elle donne un pouvoir aux spectateurs de décider ce qui vaut le coup d'être vu, peut importe qu'il y ait des stars ou non. Mis à part le fait que vous puissiez raconter une histoire pendant autant d'heures que vous le souhaitiez, le principal atout est que les gens ne paient pas, et choisissent avec leur télécommande. Le cinéma souffre encore de ces contraintes aujourd'hui, et lorsqu'on se rend dans une salle de cinéma britannique aujourd'hui, on se demande : "mais où est notre pays ?" La télévision a une vraie valeur démocratique. Pour ces raisons, je resterai probablement tourné vers elle dans le futur pour raconter des histoires.

    Le fait d'avoir été moi-même harcelé et brutalisé étant enfant, ce n'est rien à côté de ce que ces gens ont vécu.

    Helen Behan, interprète d'Anna : Le monde est plus petit désormais. Je pense que le public ne va plus au cinéma pour les mêmes raisons. Le cinéma américain n'est plus aussi idéaliste qu'auparavant, les gens ont plus conscience de la réalité des choses et ce besoin d'échappatoire qui était requis pendant un temps n'est plus le même. Je pense que la télévision vous permet, depuis votre salon, de vous émouvoir et de vous identifier aux épreuves que traverse un personnage. Voir une femme s'effondrer parce que son mari est parti, ou parce qu'elle a perdu un enfant, vous permet de comprendre que vous n'êtes pas tout seuls, et ça vous apporte du réconfort plutôt que du fantasme. Ces personnages vivent avec vous, dans votre salon, au fil des jours. C'est plus identifiant, et plus accessible.

    Est-ce la raison pour laquelle vous tenez autant à la restitution de la réalité dans vos fictions ?

    Shane Meadows : Tout à fait. Je viens de la classe ouvrière, où il n'y avait pas beaucoup d'argent et où se dégageait une certaine beauté dans les mondanités et les fêtes, notamment à Noël lorsqu'on déposait cette énorme dinde sur la table... Il y avait une sorte d'ingéniosité là où j'ai grandi, tandis qu'au contraire certaines oeuvres sur la vie dans la classe ouvrière la dépeignait de manière trop négative, comme une spirale de problèmes sans fin. C'est sans doute un message politique, et je ne renie pas ces films ni les oeuvres qui sont motivées par des messages politiques, mais dans ce milieu, ça arrive qu'on se marre aussi ! Même dans les situations les plus graves, on ne peut pas s'arrêter de rire. Il y a une vraie ingéniosité qui vient avec ces gens qui vivent aux frontières de la société, un sens de l'astuce, qui m'ont enchantés lorsque j'étais enfant. Je me souviens de cette anecdote géniale d'un type qui prétendait avoir gagné au Loto mais perdu le ticket, et il avait lancé une énorme fête en invitant tous les gens de sa ville dans le pub du coin. Ça avait fait la une des journaux car en réalité, il n'avait pas gagné et a laissé une énorme ardoise de 28000 livres. Il a fini en prison mais tout le monde s'est bien amusé grâce à lui ! C'est criminel mais brillant, et d'avoir le cran d'aller jusqu'au bout de son mensonge pour que tout le monde passe un bon moment, c'est absolument dingue. La vie est tellement étrange là d'où je viens, que ça donne des fictions incroyables. Dans The Virtues, il y a beaucoup de scènes avec Alan, dans la chambre, qui ont l'air quasi-documentaires. Mon travail est très ancré dans la réalité, mais parfois il y a cet humour avec le cinéma et la télévision britannique qui rejaillit, et venant moi-même de ce milieu populaire, j'espère avoir réussi à en restituer un aspect à la fois réaliste et amusant.  

    Vous avez casté des acteurs non-professionnels comme Helen justement, aux côtés d'acteurs confirmés comme Stephen Graham. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ?

    Helen Behan : L'inconscience ! (rires)

    Shane Meadows : Ma propre formation en cinéma a été le résultat du hasard. J'ai commencé ma carrière de cinéaste de manière totalement non traditionnelle, sur une rencontre qui fut un coup de chance après avoir échoué dans mes études. Alors pour trouver le futur acteur ou la future actrice principal.e de mes films, je me promène à bras ouverts, sans prérequis. Ça m'a permis de découvrir quelqu'un comme Helen, que j'ai rencontré dans un pub de sa ville où je passais par hasard en vacances avec ma famille, et nous nous sommes immédiatement entendus. Quelques mois plus tard, suite à ça, elle passait un casting en Angleterre (pour la série This is England '90.)

    Même dans les situations les plus graves, on ne peut pas s'arrêter de rire. Il y a une vraie ingéniosité qui vient avec ces gens qui vivent aux frontières de la société, un sens de l'astuce, qui m'ont enchantés lorsque j'étais enfant.

    Helen Behan : J'étais dans le pub de mon quartier de Bettystown, qui est un endroit charmant mais où il ne se passe jamais rien, et ce réalisateur du film que mes amis et moi adorons passe la porte. Je me suis dit : "c'est tellement improbable et ça ne se reproduira jamais, il faut que j'aille lui parler ! Il faut que j'essaie même s'il m'envoie bouler, car c'est mon seul coup d'essai, ça ne se reproduira pas une deuxième fois !" Le fait d'entendre maintenant que Shane a aussi commencé sa carrière au culot me fait un peu déculpabiliser sur mon impertinence. Il a vraiment pris un risque en misant sur moi, et lors de mon audition, il m'a rassurée sur ma capacité d'être à la hauteur. J'étais très nerveuse, mais il s'est montré vraiment encourageant. On se sent rapidement comme chez soi lorsqu'on travaille avec lui. Depuis This is England '90, c'est notre troisième collaboration. Il nous donne une telle liberté sur le tournage et nous procure un tel sentiment de sécurité que ça me paraît difficilement envisageable de tourner pour quelqu'un d'autre désormais ! (rires)

    Les scènes de flashbacks sur l'enfance d'Alan sont filmées en format VHS. Pourquoi ce choix artistique ?

    Shane Meadows : La première raison était que j'essayais de faire des tests de caméra là où nous filmions. Ce qui est fait en général pour créer un effet ancien, c'est qu'on prend une très bonne caméra et on dégrade ensuite artificiellement l'image pour qu'elle ait l'air abîmée ou datée. Je savais que je voulais avoir un rendu de VHS, et tout le monde me disait de ne pas filmer sur vidéocassette car la qualité était trop mauvaise. J'ai donc fait des tests d'altération de l'image à partir d'une caméra classique, mais le rendu n'était pas du tout authentique. J'ai alors décidé d'acheter un vieux caméscope sur internet pour essayer de comprendre pourquoi le résultat était aussi différent. Et la raison c'est que sur ces vieux caméscopes, la fonction zoom était très raide, très grossière, un effet de "zooooom" inimitable ! (rires) On peut imiter la colorisation sur une caméra moderne, mais pas la façon de filmer. Je me suis alors dit que si on filmait ces séquences directement sur VHS on y gagnerait en termes d'économie de postproduction, mais aussi par rapport aux enfants. Face à ce petit appareil qui a presque l'air d'être un jouet, ils n'auraient pas le stress et la pression engendrées par les grosses caméras modernes avec leurs énormes objectifs. Contre toute attente, les enfants ont eu une réaction totalement opposée : ils s'attendaient à avoir un tournage plutôt classe avec de grosses machines et ont presque été déçus en découvrant cette vieille camelote ! (rires)

    Que signifie pour vous le titre de la série, "The Virtues" (les vertus en français) ?

    Fondamentalement, il incarne pour moi l'idée qu'il puisse sembler facile d'être vertueux, et de se demander de quoi ça a l'air pour quelqu'un qui a mené une vie en apparence immorale, selon l'éducation et la notion du bien et du mal qui lui a été donnée. Qu'est-ce qui fait que la vie d'une personne a l'air vertueuse ou non ? Dans The Virtues, on prend l'exemple d'un frère et une sœur qui ont été brutalement séparés pendant l'enfance et ont vécu une vie pleine d'épreuves. Pour moi, il s'agissait de montrer comment quelqu'un qui a été abîmé par la vie peut, à un moment de son parcours, peut choisir de prendre le chemin de la vertu ou de ce qu'on peut considérer comme du péché, et comment on peut juger de quelque chose sans connaître les épreuves qu'une personne a pu vivre auparavant.

    L'artiste et compositrice PJ Harvey signe la musique originale du générique. Comment s'est faite votre collaboration ?

    PJ Harvey est une idôle en Grande Bretagne. Elle est connue dans le monde entier, mais elle travaille toujours à la marge, c'est une véritable artiste. Plutôt que de tabler sur le succès de ses albums précédents dans le rock alternatif, elle va explorer la folk ou la musique traditionnelle du 16ème siècle. J'adore ce genre d'artiste, elle va où son cœur la mène, et je savais que je voulais un générique singulier et qu'elle pouvait y ajouter une dimension vraiment cinématographique. Elle a vu la série plusieurs mois avant de travailler sur le morceau, et elle nous a fait d'emblée confiance. Elle savait que nous la laisserions travailler en totale autonomie. C'était vraiment une union merveilleuse.

    Les 4 épisodes de The Virtues sont disponibles en VOST sur arte.tv jusqu'au 30 décembre 2020. Découvrez le premier épisode : 

    Propos recueillis à Lille le 24 mars 2019

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