Considérant le degré d'horreur de Squid Game, son parti pris d'un contexte réaliste (la Corée de 2020 et non des dystopies clairement fascistes comme dans Battle Royale, Hunger Games, ou The Purge), et l'ampleur de sa diffusion (meilleur lancement de tous les temps sur Netflix), il est difficile de juger cette œuvre comme un simple divertissement. Plus exactement, il ne s'agit pas d'une série ordinaire, prolongeant sur le petit écran les arts du théâtre et du cinéma, mais d'une résurrection des jeux du cirque, fussent-ils à la fois fictifs et virtuels. La question est donc moins : "est-ce que c'est bien fait ?" que "cette forme de production est-elle souhaitable ?".
Est-ce que c'est bien fait ? On peut saluer rapidement l'art du jeu coréen, plusieurs des acteurs principaux disposant d'un véritable talent de mime. Pour le reste, c'est franchement moyen : les décors sont assez minables une fois la surprise passée, les acteurs secondaires sont nuls, et surtout la réalisation est d'une telle lenteur qu'on se dit par moment qu'un film de deux heures aurait largement suffi à résumer l'histoire.
Cette forme de production est-elle souhaitable ? C'est là que le bât blesse évidemment, non, cent fois non - comment accepter la froideur glaciale avec laquelle on nous présente une telle horreur ? Il y a peut-être un biais culturel : l'une des protagonistes dit à un moment "c'est la pire horreur depuis la guerre de Corée" - pour un spectateur européen, le "game" dans lequel sont plongés les personnages ne peut qu'évoquer les camps de concentration et leur glaçante ironie (arbeit macht frei). La série débute dans l'ambiance réaliste du Séoul contemporain, et il est terrible d'imaginer que l'intrigue n'est pas si invraisemblable. Peu de choses empêcheraient aujourd'hui une organisation criminelle d'enlever, au cœur d'une grande ville d'un pays riche, quelques dizaines d'individus isolés et à bout de course, que personne ne viendrait réclamer, en leur promettant au besoin, tels les méchants de Pinocchio, une récompense aussi faramineuse que fictive. Or, cette horreur possible, totalitaire, nous est dépeinte avec une froide objectivité, le spectateur étant amené à se réjouir des jeux de massacres successifs, à l'image des affreux gorets présentés par les destinataires de ces jeux cruels. Les participants au squid game seront éliminés les uns après les autres, dans l'indifférence polie du spectateur qui y voit du "beau jeu", sans qu'eux-mêmes, parfaitement résignés, ne développent des réactions élémentaires de révolte, de désespoir, de solidarité ou d'empathie - enfin, d'humanité.
A l'heure où s'éteignent les derniers survivants de la Shoah, la possibilité de réaliser une telle œuvre interroge profondément sur notre capacité à accepter une nouvelle ère de massacres de masse. On se déteste d'avoir regardé (maigre consolation : pas tout à fait jusqu'au bout). On pleure devant les critiques dithyrambiques de la presse et des spectateurs.