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David Simon a ses chevaux de bataille. L’un d’entre eux est qu’il est persuadé que l’homme ne règle pas les problèmes, il les déplace et recréé de facto les conditions idéales pour leur résurgence. Ainsi, si la Shoah nous paraît aujourd’hui éloignée dans le temps, il suffirait d’un terrain propice à son éclosion et de quelques graines déposées pour que l’Histoire, une nouvelle fois, bafouille.
Simon s’attaque donc ici à une adaptation d’un roman de Philip Roth paru au début des années 2000 où celui-ci imaginait son enfance dans le New-Yersey si Lindbergh, un aviateur américain célèbre et populaire mais sympathisant de l’idéologie nazi, avait remporté les élections en 1940 en lieu et place de Roosevelt. On est donc dans ce qu’on appelle une uchronie, une revisite de l’Histoire avec une illustration de ses conséquences. Sacré challenge pour Simon quand on sait que Philip Roth est un des grands romanciers contemporains. De plus, c’était cette fois à lui de s’adapter à un univers déjà établi. Enfin, alors qu’il est généralement habitué aux grandes fresques permettant au spectateur de plonger dans des mécanismes complexes, il se voit cantonné ici à un format de 6 épisodes d’une heure.
Malgré ces contraintes, on retrouve tout de même des similitudes avec ses productions passées. En premier lieu, Simon s’appuie comme à son habitude sur des personnages contrastés pour nous plonger dans cette histoire. Ici, il s’agit de la famille Levin. Herman, le père, travaille pour une compagnie d’assurance tandis que sa femme Bess tient la maison. Sous leur toit vivent leurs deux enfants, Philip (Roth?), collectionneur de timbres et Sandy, admirateur du héros Lindbergh, mais aussi Alvin, un cousin des garçons, orphelin et rebelle dans l’âme. Bess a également une sœur célibataire, Evelyn, qui cherche l’amour et le trouve auprès du rabbin Lionel Bengelsdorf partisan de la politique « pacifique » de Lindbergh.
Durant les quatre premiers épisodes, on est surtout en contact avec ces personnages et leurs réactions vis-à-vis d’une situation qui n’aura de cesse de les diviser. On assistera donc aux conflits que génère ce nouvel « équilibre » politique au sein de cette famille. Car encore faut-il percevoir le côté dangereux de la situation qui se drape d’une intention louable : ne pas sacrifier des hommes dans un nouveau conflit armé. Mais même pour ceux qui ont bien conscience des dérives inévitables qui se profilent, la situation n’est pas simple. Faut-il fuir ou se battre ? Et par quels moyens ? Dans ces conditions, il semble bien compliqué de fédérer une famille et encore moins un peuple. Car en prime, au sein même de la communauté juive, certains voient leur intérêt propre et une manière de se mettre en avant dans un contexte inédit.
Et quant il s’agit de marginaliser une partie précise de la population, il semble primordial pour un gouvernement de s’entourer de pantins faisant autorité dans le milieu visé par ces mesures restrictives. Ces derniers portent un message apaisant et persuadent les leurs que les décisions prises sont bonnes pour eux. Pour ce faire, il suffit de flatter l’égo de ces porte-parole opportunistes, leur faire croire que leur voix compte et qu’aucun mal ne sera fait à leur peuple. Inévitablement, en plus de créer des dissensions au sein de la communauté concernée, cela dissipe les craintes et sape toute velléité de révolte.
Pour renforcer ce sentiment d’impossible cohésion, la construction du récit est ici extrêmement habile et la volonté de Simon de toujours prendre son temps, un vrai atout. Car pour la population juive, la principale concernée par ce revirement de l’Histoire, les choses vont évoluer par petites touches, imperceptiblement. Dès lors, on pourrait critiquer la lenteur du récit et l’absence de spectaculaire dans une histoire où l’horreur aurait pu trouver sa place. Elle se démarque en cela d’une production comme « The Handmaid Tale ». Mais au final, ce parti-pris est cohérent car ainsi, la menace qui pèse sur eux semble si lointaine qu’une réaction de masse ne paraît pas indispensable.
Par contre, une fois les pièces du puzzle imbriquées, le rythme du récit, toujours en phase avec celui des événements, va s’accélérer brutalement lors d’un dernier épisode terrifiant où la tension dramatique monte de plusieurs crans. Il est dès lors trop tard pour réagir ou pour fuir. On a tout à coup le sentiment qu’une machine se met en branle et que ceux-là même qui l’ont mis en place (parfois naïvement) sont impuissants à la juguler, dépassés par le monstre qu’ils ont créé. Ils n’ont alors plus que leurs yeux pour pleurer ou du déni à proposer. Car derrière eux, les loups sont prêts à surgir du bois, soutenus par un peuple qui n’attendait qu’une étincelle pour déverser une haine trop longtemps contenue. Gardant sa ligne de conduite, Simon interrompra son récit pour ne pas basculer dans la surenchère et le sensationnalisme. A nous de constater que ce a qui a abouti à cette situation est irréversible.
Mais cette illustration presque didactique de l’arrivée au pouvoir d’un régime raciste est parcourue dans son final d’éléments narratifs dédouanant certains acteurs de l’histoire. Il est en effet question d’un complot (imaginé à partir d’un fait historique remanié pour la cause du récit) qui suggère que ceux-ci n’étaient que les pions d’une machination qu’ils voulaient atténuer ou dont ils n’avaient pas connaissance. Cela ternit un peu la démonstration.
Porté par une mise en scène assez virtuose sans jamais être excessive dans ses effets et une direction d’acteurs toujours aussi exceptionnelle, on peut affirmer que Simon a toutefois réussi son pari. Et si le sujet fait froid dans le dos, venant d’un auteur très lucide sur la nature humaine et ses faiblesses, l’avertissement qu’il nous lance est sans appel.