The Jinx est ce qu'on pourrait appeler une œuvre à double-face. La première, c'est celle d'un documentaire criminel tout ce qu'il y a de plus direct : un meurtre, un suspect, de nombreux points d'interrogation. À moins que ? De l'autre côté, il s'agit d'un portrait minutieux où pouvoir, argent, rivalité et tragédie balisent la route d'un homme à part. À l'intersection de ces deux versants, on en revient à lui, encore et toujours lui : Robert Durst. Une force motrice, intarissable source d'étrangetés, ni vraiment menaçante ni jamais rassurante. L'énigmatique héritier d'un empire immobilier fascine, apparemment guidé par l'instinct de conservation mais hanté par des pulsions auto-destructrices.
Il est au centre d'une affaire criminelle qui s'étale sur plusieurs décennies et le sujet taboo au sein d'une clan qui l'a excommunié. La pièce maîtresse pourtant manquante d'une fresque policière que Durst accepte de compléter. Informé de l'existence d'un film librement adapté de sa vie (Love & Secrets, sorti en 2010), il soumet au réalisateur Andrew Jarecki l'idée d'une interview pour livrer sa version des faits. Vous trouvez ça étrange ? Alors vous êtes encore loin du compte.
The Jinx suit plusieurs directions. D'abord, les faits connus. Constituée des différentes sources disponibles (articles de journaux, photographies, bandes-sonores), agrémentée des témoignages des policiers ou des proches et raccordée avec des reconstitutions méthodiques, la partie impressionne par sa précision. En parallèle, nous suivons le récit de Robert Durst, tel un narrateur autodiégétique dans sa propre narration. De son enfance à aujourd'hui. Avant le fait divers macabre, il y a la tragédie familiale, les espoirs rêvés, les illusions envolées, les névroses jamais guéries, les excentricités. Le paria discourt, Jarecki questionne, il répond de cette voix lancinante, éraillée, le visage parcouru de tics. Il est spontané, prolixe, puis renfermé et monosyllabique. Comme si les deux hémisphères de son cerveau bataillaient en continu. Insaisissable. L'apparente simplicité de l'échange et l'attitude de l'interviewé facilite la diffusion d'un malaise sans entamer la fascination. Rapidement, les réponses fournies par Durst interrogent le spectateur. À mesure que les deux versions se complètent ou se contredisent, le mystère s'épaissit. Comme le réalisateur, on en perd pas une miette : on scrute les preuves, les signes, les recoins, les placards, les expressions, les intonations, les gestes, les appartés. Vient ce curieux sentiment d'être toujours à ça de la vérité alors que la route ne fait que s'étendre devant nous. On fouille le passé, les moments clés, les personnes impliquées, les motifs, les chemins directs, les tournants dramatiques. À chaque soubresauts de l'enquête suivent des cassures nettes, pourtant on ne lâche pas, persuadés d'être encore plus près de la résolution. Impossible de décrocher, on fait partie de l'histoire et elle s'écrit en marche. Elle est violente, pathétique, insolite, pétrie de discordances, de détails qui ne collent pas, à l'image d'un Robert Durst atypique et imprévisible.
Sans prévenir, un embranchement se dégage du brouillard. Pour The Jinx, c'est une percée. Dans n'importe quel film, on appellerait ça un twist. Et il est de première main. Non seulement il rabat les cartes mais fait vriller toute la mécanique bien huilée. Il ne s'agit plus seulement de résoudre l'enquête, mais de réfléchir aux implications pour toutes les parties concernées. Il est question de responsabilité éthique et morale, et oblige à reconsidérer non pas le sujet du documentaire mais le documentaire lui-même. Jusqu'à quel moment peut-on consigner certains éléments d'intérêt public dans une création artistique ? Et surtout où fixer la ligne à ne pas franchir pour un documentaire d'investigation avant qu'il empiète sur l'enquête elle-même ? Quoiqu'on en pense, cette ambigüité renforce la singularité de l'œuvre. Car même si on saisit les soucis de déontologie ou d'ordre juridique que cette partie finale pose (manipulation ?), on est tenu d'aller jusqu'au bout. Il est clair qu'on assiste à quelque chose d'unique. Une chose qu'on ne voit jamais dans les réécritures cinématographiques ou les montages "arrangés" de certains documentaires du même genre. En un mot, quelque chose d'historique. Dans tout ce qu'il a d'inconfortable, de terrifiant, ou de cathartique. Quelque chose qu'on oubliera pas de sitôt. Pas le visage du bien ni le visage du mal. Quelque part entre les deux, peut-être là où se tapit la vérité.