Fils de stricts Quakers (et… privé de cinéma dans ses jeunes années), frère aîné du fondateur du cercle littéraire des Inklings à Oxford (où l’on retrouve notamment un certain J.R.R. Tolkien), élève médiocre, David Lean met assez tôt un terme à ses études et commence à travailler dans la même société d’expertise comptable que son père - lequel a quitté sa famille pour vivre avec une autre femme lorsque Lean avait quinze ans. Passionné de cinéma (et nettement moins de chiffres) depuis l’adolescence, initié à la photo dès ses onze ans (lorsqu’il se vit offrir un Brownie Kodak), le jeune homme va rapidement bifurquer : en 1927, il démarre tout au bas de l’échelle et obtient de travailler pendant un mois sans salaire comme "teaboy " pour les studios Gaumont-British, par l’entremise des contacts de son père. Promu "clapper boy" puis 3e assistant-réalisateur, il gravit les échelons pour devenir au début des années 1930 monteur des actualités Gaumont puis Movietone projetées en salles, et enfin monteur tout court (The Night Porter, premier job, non crédité). Il travaille par la suite pour Paul Czinner (Comme il vous plaira, 1936, avec Laurence Olivier), Anthony Asquith et Leslie Howard (Pygmalion, 1938) ou Michael Powell (49ème parallèle, 1941 ; Un de nos avions n'est pas rentré, 1942), lequel n’hésita pas à déclarer dans son autobiographie : [David Lean est] « le meilleur monteur avec lequel j’ai jamais travaillé – ou devrais-je dire, pour lequel j’ai travaillé », donnant au passage une idée du tempérament du futur cinéaste.
S’étant ainsi taillé une solide réputation dans le milieu (et après avoir également assisté Gabriel Pascal sur Major Barbara), il passe en 1942 à la réalisation au côté de Noel Coward (Ceux qui servent en mer), avec lequel il s’associe (ainsi qu’avec le chef opérateur Ronald Neame et le producteur Anthony Havelock-Allan) pour fonder la société de production "Cineguild". Il adapte dans la foulée trois pièces de Coward pour le grand écran. On retiendra particulièrement Brève Rencontre (1945), présenté et primé au premier festival de Cannes en 1946 ; un film qui marquera la dernière collaboration de Lean (à la réalisation) et Coward (à l'écriture et à la production), dont les rapports, en dépit de cette brillante réussite, ne furent pas toujours aisés. Ainsi Coward, mécontent de L'Esprit s'amuse, déclara-t-il au réalisateur : «Tu viens juste de foutre en l’air la meilleure chose que j’ai jamais écrite ».
Spécialiste des adaptations, Lean s’attaque à Charles Dickens avec deux films, tournés coup sur coup : Les Grandes espérances (1946) et Oliver Twist (1948), dans lesquels apparaît déjà celui qui deviendra l’un de ses acteurs fétiches, Alec Guinness. Si ces œuvres restent des références, il sera reproché aux deux hommes, avant la sortie américaine d’Oliver Twist, d’avoir produit avec le personnage de Fagin une caricature antisémite, accusation dont David Lean se défendra vigoureusement. En 1949 c’est au tour de H.G. Wells, disparu trois ans plus tôt, de se voir adapté par le cinéaste avec Les Amants passionnés, juste avant qu’il ne réalise le dernier film produit sous la bannière de Cineguild, Madeleine (1950) – un différend avec Ronald Neame aurait alors mis fin à leur association. David Lean connaît ensuite un réel succès public au Royaume-Uni avec Le Mur du son (1952), puis remporte l’Ours d’or au festival de Berlin avec Chaussure à son pied (1954), son dernier film intégralement tourné en Grande-Bretagne, dans lequel il dirige Charles Laughton. Mais c’est une co-production anglo-américaine ancrée dans la cité des doges, Vacances à Venise, avec Katharine Hepburn, qui fait en 1955 office de pivot et lui permet de se tourner vers les majors hollywoodiennes.
David Lean entre alors dans la partie la plus glorieuse de sa carrière de cinéaste et enchaîne trois vastes fresques aux accents lyriques, classiques du 7e art qui vont fonder son statut de maître absolu de l'épique/l'épopée romanesque et historique. Dès 1957, le Britannique, aussi habile à esquisser la complexité d’un individu qu’à embrasser d'infinis panoramas, ne va plus voir qu’en très grand, avec pour commencer le mythique Pont de la rivière Kwai, transposition sur grand écran d'un livre de Pierre Boulle qui remportera sept Oscars et lui permettra de décrocher celui du meilleur réalisateur. Re-belote en 1962 avec ce qui reste peut-être son chef-d’œuvre, Lawrence d'Arabie, tiré des Sept piliers de la sagesse de T.E. Lawrence et dont le tournage s’étale sur une quinzaine de mois : sept Oscars dont, de nouveau, celui de meilleur réalisateur pour David Lean, qui collabore pour la première fois avec Robert Bolt, Maurice Jarre et le chef opérateur Freddie Young. Peter O'Toole, charismatique Lawrence, devient une star internationale. S'attachant résolument aux parcours de personnages confrontés aux bouleversements de l'Histoire, David Lean enchaîne sur l’adaptation du Docteur Jivago de Boris Pasternak en 1965, toujours associé au trio Jarre-Bolt-Young, et toujours avec Omar Sharif. Plus grand succès de son auteur au box-office, et bien que diversement reçu par la critique, le film remporte cinq nouvelles statuettes (dont une pour chacun des membres de son fidèle trio). Pigiste de luxe, il dirige par ailleurs (sans être crédité) quelques scènes de La Plus grande histoire jamais contée (George Stevens, 1965).
L’œuvre suivante du cinéaste, La Fille de Ryan (1970), dont le tournage s’éternise bien au-delà de la période prévue et dans lequel Robert Mitchum campe un instituteur irlandais, sera en revanche un semi-échec, en dépit de ses deux Oscars. Il faudra quatorze ans à un David Lean (une nouvelle fois) échaudé par certaines critiques pour sortir un nouveau film, même si dans l’intervalle il s’emploie à monter avec Robert Bolt un diptyque autour de la fameuse mutinerie des marins du Bounty. Une première fois tombé à l’eau après le retrait de Warner Bros., bientôt condensé en un seul film, récupéré par le producteur Dino De Laurentiis, le projet est abandonné par Lean, après notamment que Bolt ait subi une attaque qui le laissera paralytique (même si ce dernier poursuivra par la suite sa carrière de scénariste, cf. Mission). Le Bounty (1984) sera finalement réalisé par Roger Donaldson, introduit par la star du film, Mel Gibson.
En 1984, David Lean réalise donc ce qui restera son dernier film, La Route des Indes, le seul dont il ait écrit l’adaptation sans co-scénariste (prenant également en charge le montage), qui obtiendra onze nominations et deux Oscars. Engagé les années suivantes sur une version cinématographique du Nostromo de Joseph Conrad (avec entre autres auteurs Christopher Hampton, ensuite débarqué), dans laquelle le cinéaste espère diriger Marlon Brando, Peter O’Toole ou Dennis Quaid et imposer dans le rôle-titre Georges Corraface (recommandé par Peter Brooke), il croise ainsi la route de son plus fervent admirateur, Steven Spielberg – lequel a déclaré avoir pris conscience de sa vocation devant Lawrence d’Arabie, à l’âge de 15 ans. Spielberg agit comme producteur, après avoir convaincu la Warner de financer le vieux maître… mais quitte bientôt le projet suite à un désaccord avec Lean qu’il n’a semble-t-il pas souhaité aggraver. Repris par Serge Silberman et Columbia, le projet se met toutefois en place, mais David Lean, rongé par un cancer de la gorge, meurt à quelques semaines du tournage, le 16 avril 1991.
Ainsi disparaît un grand cinéaste classique, esthète perfectionniste et autoritaire, dont Alec Guiness n’hésitait pas à dire qu’il n’avait « aucun sens de l’humour ». Ce qui ne l’empêcha nullement d’inspirer plusieurs générations de réalisateurs, à commencer donc par Spielberg (lequel avait repris les rênes de L'Empire du soleil, que le Britannique espéra un temps réaliser), et dont on reconnaît un peu partout les héritiers, de Kevin Costner (que David Lean aurait voulu faire inscrire auprès des assurances comme remplaçant sur Nostromo en cas de malheur, paraît-il bluffé par Danse avec les loups) au Peter Weir de Master & Commander. Sept fois nommé aux Oscars en tant que réalisateur (et marié six fois…), Sir David Lean a d’ailleurs été placé par ses pairs en neuvième position du top réalisateurs du magazine Sight and Sound (publié par le British Film Institute, à partir des films nommés par les votants), juste derrière Ingmar Bergman, ex-aequo avec Martin Scorsese et Jean Renoir.