Les années mexicaines de Luis Buñuel sont les plus prolifiques puisqu'en neuf ans, de 1947 à 1956, il réalise 16 films soit presque la moitié de sa filmographie. "El" tourné en 1953 est une des réussites majeures de cette période avec "Los Olvidados" (1950), "Susana la perverse" (1951) et "La vie criminelle d'Archibald de la Cruz" (1955), où Buñuel affirme clairement ses obsessions derrière une mise en scène de facture classique. "El" tout particulièrement, montre que le séjour de Buñuel à Hollywood n'a pas été sans influence sur l'ampleur que le réalisateur parvient à donner à sa mise en scène que l'on peut sur ce film assimiler à celle de grands réalisateurs de films noirs mélodramatiques comme Alfred Hitchcock ("Rebecca" en 1941), Michael Curtiz ("Le roman de Mildred Pierce" en 1945), Otto Preminger ("Un si doux visage" en 1952) ou Tay Garnett ("Le facteur sonne toujours deux fois" en 1946), dans sa manière de distiller l'angoisse à travers les faits et gestes quotidiens d'un couple malade. La beauté très gracile et lumineuse de Delia Garcès n'est d'ailleurs pas sans rappeler celles de Jean Simmons ou de Gene Tierney. Certes capable de s'approprier les codes d'un genre, Buñuel n'en profite pas moins pour marquer de sa patte cette histoire de jalousie paranoïaque. Buñuel disait que sans doute Francisco Galvan de Montemayor interprété par Arturo de Cordova était celui de ses personnages dans lequel il se retrouvait le plus. On sait que le désir avait une telle importance pour Buñuel qu'il lui fallait presque à tous coups le maintenir dans l'état d'inaccomplissement pour qu'il ne s'épuise pas dans sa réalisation. Le fantasme projeté par Francisco sur la jeune Gloria (Delia Garcès) à partir de la vision de ses pieds lors d'une messe procède exactement de cette démarche irrémédiablement douloureuse car reposant sur le maintien du désir fétichiste initial par un jeu pervers où la frustration se transforme assez rapidement en torture. Tout d'abord selon un schéma classique tout est mis en œuvre pour s'approprier l'objet de son désir, que Buñuel dénommera "obscur" dans son film testament en 1977, comme l'aveu par un homme de près de 80 ans que ses efforts pour apprivoiser les ressorts de ce mécanisme aussi complexe que l'homme, ont été un échec. Dans un deuxième temps, la lutte s'engage pour maintenir intacte la sensation fondatrice du désir. Démarche bien sûr impossible car le sujet dans sa recherche égoïste du plaisir nie complètement la présence de l'autre qui ne constitue plus dès lors à ses yeux qu'un objet. C'est bien en l'espèce la spécificité de Buñuel que de sortir des lieux communs pour imposer sa vision des choses fût-elle incomprise et dérangeante. Pour ne pas rester dans l'équivoque, le réalisateur ibère qui s'assume pleinement, scande le récit d'indices qui attestent son propos. Ainsi Francisco à chaque fois qu'il est sur le point de s'unir charnellement avec sa jeune épouse trouve systématiquement un prétexte pour se dérober, accréditant l'hypothèse que peut-être l'acte sexuel n'a jamais été consommé entre les deux époux. Pour enfoncer le clou, lors d'une scène bravant adroitement la censure, l'aiguille qu'apporte Francisco avec lui quand il réveille Gloria dans un de ses délires paranoïaques indique qu'il aurait pour intention de coudre le sexe de celle-ci afin de résoudre définitivement le problème d'une pureté virginale à préserver. Ce penchant obsessionnel qu'il érigera presque en système dans sa période française où il collaborera exclusivement avec Jean-Claude Carrère pour l'écriture de ses scénarios, montre le caractère vraiment unique de Buñuel dans la grande histoire du cinéma. "El" traite tellement bien de la paranoïa que le psychanalyste Jacques Lacan se servira du film comme illustration de ses cours à Sainte-Anne. Enfin on pourra noter que la conclusion magistrale du film par Buñuel nous laissant face à l'hypothèse que revenu au calme, Francisco en résidence surveillée dans un monastère va peut-être s'enfuir pour continuer de harceler Gloria et sa nouvelle famille, préfigure avec trente ans d'avance le style visuel des slashers et autres films de serial-killer. Dérangeant, iconoclaste et en plus visionnaire, Buñuel s'en va vers hardiment vers les sommets.