Avec ses trois titres ”internationaux”, le premier film non soviétique de Mikhalkov est franco-russe, étant préparé, scénarisé, monté et produit par des Français. On connaissait le réalisateur pour être particulièrement attaché à sa patrie gigantesque, mais cette affection a toujours été artistique et non patriotique, alors la collaboration n’avait pas de frontières et il n’a sûrement même pas eu le sentiment de franchir celles qui ont toujours été très poreuses à l’est de son pays quand il est allé y filmer les paysages méconnus de la Mongolie Intérieure communs à la Chine, la Mongolie et la Russie.
— ᠤᠷᠭᠠ : le terme mongol ”uurga” d’où vient le titre et qui… s’afficherait en vertical comme il se doit s’il n’y avait pas les limitations techniques. Il désigne une perche-lasso qui sert à attraper les chevaux. —
Mikhalkov ne voulait pas forcément casser des idées reçues, mais il était obligé de composer avec. La preuve en est qu’il nous introduit en nous mettant à la place du petit garçon demandant à son père Gombo : ”sommes-nous Mongols ?” Oui, répond-il, des Mongols de Chine. Une accroche pédagogique qui laisse à penser que l’œuvre s’adressait à une audience ignorante du contexte, ou bien qui présage une tendance au documentaire.
L’histoire ne commence vraiment que lorsqu’un routier russe avec un camion chinois, Sergueï, rend visite à Gombo malgré lui quand une ”panne” le délaisse au milieu des steppes, établissant un lien inimaginable entre les trois peuples. En fait, il s’est endormi au volant, sûrement bercé par la même douce brutalité russe qui nous a fait croire que la famille mongole allait être tirée d’un documentaire hésitant au point de la figer dans la glu des préjugés sous une forme des plus basiques, comme des ”gens qui ont une autre culture”, voire des sauvages belliqueux constituant des personnages très cinématographiques et peu coûteux en justificatifs. Évidemment, c’est mal connaître le cinéaste.
Même si l’on s’attend quand même à l’habituelle délicatesse mikhalkovienne, il est difficile de se préparer à l’immense paisibilité qui émane du foyer mongol, à peine troublée par l’oncle ivre qui rend parfois visite en laissant des petits cadeaux sortis de nulle part et des bobards acceptés de bonne grâce, ou la femme de Gombo (elle vient de la ville) qui fait l’apologie de la télévision sans pourtant se sentir mal à l’aise dans la grande verdure pommelée de son chez-elle.
Ces conflits sans perdition, ces obstacles innocents, c’est tout le procédé de Mikhalkov qui, négligeant ses compatriotes parfois colériques et encombrants, amène presque un seul protagoniste russe, camionneur assoupi qui préférerait manger sa propre tambouille et repartir que d’assister à l’abattage et au dépeçage d’un mouton. Non simulés.
Ce côté documentaire, impressionnant sur le coup et présentant l’avantage d’une immersion éclair, jure un peu quand on y pense avec du recul, car il semble qu’on eût pu se laisser hypnotiser par de l’herbe pendant deux heures tant l’image est constamment belle. Cependant, ce qui le rend vraiment caduc avec une élégance surnaturelle, c’est la myriade d’anachronismes et d’absurdités… apparents (faire naître un rêve avant que le personnage ne s’endorme, personne ne prétendra que ça tient du documentaire) que Mikhalkov développe avec poésie, de sorte que jamais il ne trahit son art par le seul souhait qu’on lui attribue faussement de faire comprendre au monde qui sont vraiment ces gens.
Ainsi, sans jamais se déconnecter d’une œuvre qui est imaginative, esthétique et instructive – donc un vrai film de cinéma mais avec un bonus –, on verra le père discrètement soupirer que son garçon ait plus d’intérêt pour un jouet en plastique que pour un insecte, et on contemplera le ciel qui s’oxymorise aux pelotes de câbles en ville. On verra Rambo 3 à la télévision, on parlera d’un frère en Amérique. Il n’y a pas de critique, et c’est même trop innocent pour constituer de simples constats, mais c’est beau et révélateur à la fois.
À force, on n’a même plus le cœur à rire, en éclairés ignorants que nous sommes, que les nomades ne connussent pas le préservatif, ni pour trouver bizarre qu’en ville, on oubliât de payer ou bien qu’on payât beaucoup trop. On n’est même plus le touriste qui pourrait s’étonner. On perd l’envie de faire remarquer que le caissier chinois s’exclamant ”il y a pour une heure de manège !” avec ses 2 yuans est une scène qui manque de spontanéité. On a seulement envie de savoir ce que l’homme peut faire d’autre que de garer son cheval devant une pharmacie chinoise où on lui donne du ”camarade”, ou bien de retourner se laisser hypnotiser par de l’herbe. Une illusion pas si fausse dont on s’éveille en réalisant que Gombo, casanier (enfin… yourtanier), connaît le mongol, le chinois et un peu de russe.
Il y a une grosse leçon de morale derrière ce film, et l’on manque de passer à côté comme il s’achève ainsi qu’une épopée après deux heures de steppes et de chevaux. On est tellement emberlificoté dans l’incroyable velouté d’images de Mikhalkov – qui lui a servi à nous faire découvrir tant de choses incondescendamment – qu’il faut fournir soi-même un effort et se remémorer tout.
Une famille mongole. Un routier russe. Leur rencontre, exotique, naturelle, gênée mais pas gênante, dans un entredeux où il est impossible de distinguer ce qui est joué avec un talent extraordinaire de ce qui tient d’un naturel ahurissant, surtout chez les enfants – qui, en fait, ne comprenaient sûrement pas ce que cela impliquait de prendre leur image.
L’absence de l’impression – à laquelle les Occidentaux sont particulièrement sensibles devant du cinéma russe – que les gens sont enfermés dans l’immensité trop ouverte de leur propre foyer. L’autarcie qui se délite sans être vraiment menacée par un monde moderne pas très distant – à la ville – dont on sait qu’il mettra encore des décennies à arriver, que ce soit de Russie ou de Chine. L’incroyable sentiment que la Mongolie, loin d’être coupée de tout comme on pourrait le croire, est reliée au monde humain par autant de fils dont on a simplement peine à concevoir les infinitésimales proportions dans une ère qui, en 1991 déjà, cherchait à connecter tout le monde à tous les autres. Enfin, les touches d’absurde et de non linéarité glissées là pour rappeler que c’est vraiment un film, qu’il a vraiment été fait par des humains avec des humains, et que les steppes sont un paysage bien terrien que menacent des cheminées et la lente avancée du désert d’une société unifiée.
Jusqu’ici, Urga est mon film préféré de Mikhalkov, qui était déjà mon réalisateur russo-soviétique favori (Tarkovski est très fort mais plus lourd aussi). C’est une œuvre sans grandes humeurs qui donne l’impression que tout est à sa place sans rien mettre en mouvement d’autre que l’image, et un film qui fait vraiment regretter, sans le cynisme autocongratulant d’un documentaire – genre dont il ne garde que les vertus –, que le monde perde aujourd’hui de sa variété.