Quand il est choisi par la RKO pour diriger l’adaptation de « Build my gallows High » (paru en 1946) écrit par Daniel Mainwaring sous le pseudonyme de Geoffrey Homes, Jacques Tourneur qui a abandonné son compagnonnage fructueux dans le genre fantastique avec Val Lewton, cherche à se diversifier pour mettre son talent à l’épreuve. Il vient justement de réaliser pour Universal « Le passage du Canyon », sublime western avec Dana Andrews. Quand le père désormais reconnu de « La féline » aborde le genre noir, celui-ci a déjà largement vu ses canons établis avec les films séminaux que sont « Les mains qui tuent » (Robert Siodmak en 1943), « Assurance sur la mort » (Billy Wilder en 1944), « Laura » (Otto Preminger en 1944), « La femme au portrait » (Fritz Lang en 1944), « Le roman de Mildred Pierce » (Michael Curtiz en 1945) ou encore « Le dahlia bleu » (George Marshall en 1946). La femme fatale en particulier, la trajectoire souvent inéluctable des personnages comme marqués par leur destin et la complexité de l’intrigue sont devenus des éléments incontournables. Comme l’avaient fait avant lui John M. Stahl (« Péché mortel » en 1945), Robert Siodmak,(« Les tueurs » en 1946) ou Tay Garnett, (« Le facteur sonne toujours deux fois » en 1946), Jacques Tourneur quitte résolument l’univers urbain qui avait marqué les débuts d’un genre cherchant à trouver dans l’architecture des gratte-ciel et des bureaux enfumés, les angles lui permettant des références explicites à l’expressionisme allemand. C’est dans le petit village où il avait l’habitude de se rendre pour pêcher que Tourneur, toujours pratique, pose sa caméra. Jeff Bailey (Robert Mitchum), ancien détective, cherche à se faire oublier à Bridgeport où il tient une station-service et flirte avec une fille de bonne famille (Virgina Huston) qui l’accompagne à ses parties de pêche. Mais comme l’indique le titre français, la griffe du passé vient saisir Jeff Bailey jusque dans ce coin perdu. Dès lors, son destin fatal entamé avec une mission confiée par un truand arrogant et sans scrupule (Kirk Douglas) lui ayant confié la tache de retrouver Kathie Molfatt, sa compagne (Jane Greer), va finir de s’accomplir, aspirant le pauvre bougre dans un engrenage fatal. Un flash-back superbement fondu avec l’action en cours, pose les personnages et leur psychologie. Jeff Bailey comme d’autres avant lui est prisonnier de la toile qu’a subtilement tissée autour de lui une mante religieuse dont il ne cherche que mollement à se défaire, sachant visiblement ses efforts vains. Si certaines invraisemblances narratives sont parfois perceptibles, Tourneur les contourne avec aisance grâce à son sens du rythme et à la tension qu’il sait instaurer entre les personnages, tous liés pour le pire les uns aux autres. Robert Mitchum qui est arrivé sur le projet après que Pat O’Brien, John Garfield et Dick Powell aient été envisagés pour le rôle, donne ici l’élan définitif à sa carrière en imposant sa haute stature un peu lourde et surtout son air désabusé masquant une fragilité enfouie qui sera désormais sa marque de fabrique. Kirk Douglas, dans un rôle plus concis, teinte son personnage d’un mélange particulièrement savoureux de rouerie vacharde, de cynisme et de sauvagerie contenue. Jane Greer âgée d’à peine 22 ans campe avec une économie de gestes, l’une des femmes fatales les plus coriaces du genre qui n’hésite à mettre la main à la pâte avec pas moins de quatre cadavres à son palmarès. La suite de sa carrière, assez quelconque, reste donc un mystère. Enfin le chef opérateur, Nicholas Musuraca, que Jacques Tourneur connaît bien pour l’avoir pratiqué sur « La féline », adapte de manière très opérante sa photographie aux situations et à leurs décors. Offrant la synthèse parfaite de tous les codes d’un genre déjà largement ancré dans l’imaginaire du public, « La griffe du passé » fait partir incontestablement des chefs d’œuvre du film noir. Quant à Jacques Tourneur sa capacité à s’adapter à tous les univers est encore une fois au rendez-vous.