Quand un film est connu pour avoir souffert la censure soviétique, c’est généralement qu’il est digne d’un visionnage patient et attentif, car il s’agit vraisemblablement là d’une œuvre teintée d’anarchisme et que la vérité tient à cœur. Avec Andreï Rublev, on n’est pas déçu. Il faut bien se vider la tête au préalable car nous voilà partis pour trois heures d’une création très russe, avec tous les thèmes qui vont avec : religion, fierté, oppression, guerre, un goût pour l’Histoire et surtout un talent exhibé pour la dramaturgie.
**Contexte**
L’histoire se passe au début du XVème siècle dans le District fédéral central (pour schématiser grossièrement, une région un peu plus grande que la France autour de Moscou, à mi-chemin entre la mer de Barents et la Caspienne). À cette époque-là, on rencontre une Russie des princes profondément religieuse, où l’orthodoxie s’est largement répandue et n’admet comme opposition directe que le shamanisme de l’envahisseur tataro-mongol (le bouddhisme faisait déjà sa percée depuis deux siècles chez ce peuple mais restait marginal).
Pour les gens de l’époque, il y avait deux choix possibles : ou l’orthodoxie salvatrice, ou le paganisme libérateur. Être sauvé ou être libéré ? La plupart prenaient la première possibilité, mais pas toujours de leur plein gré ; le bûcher était de mise pour les hérétiques, et le feu est un très bon élément persuasif quand il ne purifie rien.
Mais les plus minoritaires n’étaient pas les plus discrets : quelle surprise de voir soudain cette vague de gens dénudés aller s’ouvrir aux plaisirs terrestres comme en 68 ; ceux-là ne voulaient que s’aimer les uns les autres, alors que les détenteurs de la foi donnent tout leur amour à Dieu. C’est un bienfait de voir une société soviétique qui n’est pas épurée de ses minorités.
**Les idoles**
Avec son deuxième long-métrage, le réalisateur avait dans l’idée de démontrer l’histoire russe – on sait qu’ils en sont fiers – par le christianisme. Non seulement par lui mais en montrant bien que le monde ne pouvait alors guère être vu au travers d’autres lunettes.
Par le biais du personnage réel au cœur de l’histoire, Andreï Roublev (quoique Roublyov serait une meilleure retranscription), Andreï Tarkovsky va nous montrer un outil mésestimé dont la religion disposait : l’art. En l’occurrence, la représentation picturale, les idoles. Ces peintures sans profondeur qui étaient une forme primitive de la propagande. Elles étaient puissantes, et leurs créateurs respectés. Alors quand le peintre, qui est un homme comme un autre, perd l’inspiration, on l’accuse de perdre la foi, on le menace et on le rejette.
Une tournure inattendue quand on n’a pas les moyens de l’anticiper.
**Le pêché**
Il y a une chose étrange dans cette Russie d’alors. Il est assez sûr de pouvoir en parler sur la base de ce film, car c’en est une vision réaliste que les historiens corroborent : la nature du pêché. Dans notre culture religieuse occidentale sophistiquée, la religion est là pour nous rassurer, nous pardonner, effacer nos erreurs au moins dans les apparences. Quant à eux, leur croyance pardonne aussi mais elle ne fait pas semblant de tout réparer : Dieu absout, mais l’homme aura toujours sa faute sur les épaules. Dieu n’est là que pour adoucir la pénitence.
Il est assez impressionnant de voir les personnages formuler des regrets et de voir que leurs occupations matérielles – ils n’avaient pas la chance de pouvoir les mettre de côté comme à notre époque – sont incapables d’occulter leur culpabilité. Et surtout le pardon divin en lequel ils croient sans jamais le considérer comme un pardon terrestre, au point qu’ils se mortifient en regrets exprimés sans plus de dignité, voire en faisant vœu de silence.
Dans une argumentation athée, on soulignerait que c’est la position exacte qu’adopte une divinité fictive qu’on se fantasme pour s’aider soi-même – un concept spirituel véritable, celui-là – sans nécessairement se l’inventer pour rejeter la responsabilité. Un pêché, une faute inassumée ? Mais comme ce n’est pas l’objet, on va simplement laisser cette incise incomplète dans l’espoir de semer quelque zizanie.
D’autre part, un personnage le dit lui-même, « comment ne pas fauter dans ce siècle ? » Un homme peut tolérer la disette, le climat et les rapports de force. Rares sont ceux qui doivent tout supporter à la fois dans les grandes largeurs, mais l’humanité à démontré à maintes reprises qu’elle le pouvait. Un homme dans ces conditions peut rester conforme à ce que lui impose sa croyance, ce fond intelligent commun à toutes les religions qui veut ramener la bonté de l’individu à la surface de son comportement. Mais comment s’y soumettre encore quand des impies saccagent, violent et tuent ?
C’est là qu’on se rend compte du vrai cœur de l’histoire : ce qu’il se produit quand des artistes, des peintres d’idoles, doivent garder la foi en des temps difficiles pour l’inspirer à ceux qui en ont besoin. Et si le film a été censuré, c’est parce qu’il n’est jamais unilatéral, et prend bien soin de nous montrer ceux qui pensent autrement, en l’occurrence les épicuriens, tous ces gens nus et sans convictions doctrinaires.
Il y a aussi cette femme muette, que le générique appelle « l’idiote », qui accepte une proposition pacifiste d’un chef mongol d’en faire sa femme et chevauche avec eux, la tête pleine d’espoir d’être bientôt joliment parée.
**La forme**
Puisque ni le fond ni la forme n’ont été laissés au hasard, il faut en parler également.
Les moyens sont gigantesques, un peu comme si les Soviétiques voulaient que nous voyions la taille de leur pays au travers de la taille de leurs films. On n’a pourtant pas besoin de cela pour s’imaginer ces steppes infinies et glacées où des villages sont réunis sinon dans l’espace, sinon dans leur irréductibilité nordique que… Bon, tout bien réfléchi, peut-être bien qu’on a besoin d’une piqûre de rappel. Après tout, les Russes eux-mêmes ne peuvent avoir qu’une idée bien faible de l’immensité de leur pays. En fait, leurs propres œuvres cinématographiques leur ouvre les yeux sur ce qu’ils ont juste devant eux ; leur fierté serait incompréhensible s’il n’y avait rien pour leur en rappeler l’objet…
L’histoire adopte une forme chapitrée. Comprenez ici un néologisme chafouin pour dire « sous forme de chapitres ». L’année n’est pas toujours la même, les événements qui y sont contenus sont toujours différents ; seuls les protagonistes restent. En plus de permettre une richesse énorme, cela ouvre le film à une représentation légitimement variée des faits réels, contrairement aux biopics modernes qui en choisissent généralement une poignée assez arbitrairement pour conserver une certaine linéarité.
Un autre vice de forme est la post-synchronisation. Qu’on ne s’y méprenne pas, elle est très bonne, à plus forte raison que le film a été rénové en 2004. Mais ce sont ces deux qualités qui accentuent une chose assez horripilante : pourquoi doit-ce être des voix de personnes derrière les bruits d’animaux ? Il y a une scène où un chien est battu à mort (c’est d’ailleurs magnifiquement filmé : on ne voit pas le chien, qui en vrai n’est bien sûr pas frappé, mais la suggestion est convaincante) et ses cris d’agonie sont réalisés par un homme. C’est toute la violence de la scène qui s’évapore avec ce procédé.
**En bref**
Andreï Roublev, c’est un de ces électrons libres du cinéma soviétique, nés du paradoxe d’un budget faramineux et d’une censure menaçante. Imprégné d’une volonté de retranscrire la vérité d’une époque, celui-ci gagne à ne jamais faire de proposition unilatérale, et nous offre au final une réflexion profonde et étonnamment distrayante sur la Russie médiévale. Les grandes largeurs dans la mise en scène sont à peine gâchées par les petits grumeaux que révèlent une excellente rénovation.
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