Ah ! Je m'expose à de ces œuvres, si vous saviez... Parmi ces films nerveux et intenses, je creuse encore, depuis deux ans, le sillon « Naked », ce film de Mike Leigh, puissant, aux vertus inépuisables, que je vous enjoint à voir pour faire une expérience génialement inconfortable - les oeuvres d'art les plus fortes et passionnantes ayant effectivement la vertu de nous précipiter dans cette précieuse et nécessaire "zone d'inconfort" chère au romancier Jonathan Franzen.
Le pitch que j'en lis au dos du DVD que je me suis finalement offert, ce film rendant vides et vains la plupart des autres que j'ai visionnés depuis (j'exagère évidemment, mais presque) :
« Johnny est intelligent mais vindicatif ; charmant mais agressif ; disert mais vagabond. Johnny prend au sérieux les menaces de la femme qu'il a violée et part pour Londres. Là, il erre à travers les rues et importune quiconque croise son chemin. Avec brutalité et agressivité, mais aussi avec Schopenhauer et les classiques grecs.
Une comédie noire aussi brillante que sujette à controverse.
Le réalisateur Mike Leigh commence tous ses films sans scénario. En collaboration avec ses acteurs, il crée les personnages qu'ils inventent progressivement. Ils aboutissent finalement à un scénario, qui permet de faire le film. »
A force de visionnages admiratifs (pour ne pas dire dévots) et d'analyses subjuguées, j'ai saisi ce que j'aimais tant dans ce film et ce personnage d’histrion aussi exaspérant qu'attachant, aussi pathétique que glorieux : c'est son approche exacerbée, hystérisée du discours socratique, ce principe d'interpellation d'autrui s'articulant autour d'un questionnement méthodique des convictions de ce ce dernier, que l'on invite à s'interroger sur le fondement desdites convictions. L'entreprise est périlleuse, aux bornes de l'antagonisme et du suicide social, mais elle ouvre de vertigineuses séquences potentielles : interroger la morale (qui est indéfendable, si on considère sérieusement. Le film ne s'y attache pas, mais le philosophe contemporain Ruwen Ogien et bien d'autres penseurs de premier ordre avant lui l'ont fait, brillamment), le bien-fondé du travail (servitude volontaire hérité de la terrible révolution industrielle) ou encore celui de l'amour (qui peut envier bien des choses à l'amitié, comme notamment le fait que dans ce dernier sentiment, nulle jalousie n'est de mise), etc. Bref, il est sain de s'interroger sur la façon dont on vit et prend pour acquis des constructions culturelles et sociétales.
Dans ce monde qui prétend au consensus (mou) et au confort, à la superficialité, Johnny – un sacré frelon entêtant, cui-là, bourdonnant à la face excédée des gens, vibrionnant obstinément sur leurs idées préconçues - passe pour un fâcheux, un importun, un indésirable ; il irrite, excite l'agressivité (en retour de la sienne propre, certes, mais qui reste verbale et argumentée, quand il reçoit parfois des coups pour sanctionner son hérésie, sa subversion), suscite mépris et rejet. Et comme dit un personnage du film – mais pas à Johnny, justement -, qui vient d'asséner une fin de non-recevoir à un séducteur trop sûr de son charisme et désappointé de constater qu'on lui résiste, qui plus est avec outrecuidance : « C'est dur, le rejet, n'est-ce pas ? »
A Johnny, on demandera abruptement : « T'as déjà vu un cadavre ? », ce à quoi il répond manifestement sans trop réfléchir à la question, avec ce parti-pris bilieux et sarcastique – mais pas désabusé, toutefois, c'est important - qui le caractérise : « Seulement le mien... »