Premier des cinq films du cycle de westerns d’Anthony Mann avec James Stewart, Winchester 73 se démarque des autres films du genre par l’identité de son personnage principal : la Winchester modèle 1873, réputée pour être « l’arme qui a conquis l’Ouest ».
Le scénario de Winchester 73 est le fruit d’une collaboration entre Borden Chase, scénariste de La Rivière rouge nommé à l’Oscar du meilleur scénario original en 1949, et Robert L. Richards. Tous deux, avec le réalisateur, qui participe également à l’élaboration du scénario, adaptent le roman de Stuart N. Lake, Big Gun, qui narre l’histoire de plusieurs hommes qui, en 1873, convoitent un nouveau modèle de carabine à répétition. A noter que quelques années plus tôt, en 1941, un autre roman de Stuart N. Lake a fait l’objet d’une nomination aux Oscars, pour Le Cavalier du désert, réalisé par William Wyler en 1940, avec Gary Cooper et Walter Brennan, acteur légendaire que tous les fans de westerns doivent connaître.
Travaillant pour le studio Universal Pictures depuis 1948, Aaron Rosenberg est chargé de produire ce deuxième western d’Anthony Mann, après La Porte du diable la même année, et en produira d’ailleurs deux autres composant le cycle avec James Stewart (Les Affameurs, en 1952, et Je suis un aventurier, en 1954). Fritz Lang est initialement choisi pour la production de Winchester 73, mais finit par renoncer.
Quant à Anthony Mann, c’est James Stewart lui-même qui a suggéré son nom, l’acteur ayant été impressionné par son travail dans La Porte du diable. Mann avait fait la connaissance de Stewart au moment où il avait fondé sa propre compagnie théâtrale en 1934, la Stock Company. Ils s’étaient perdus de vue depuis quasiment dix ans quand James Stewart lui proposa de faire un premier film ensemble. Universal engage Anthony Mann pour tourner un western : c’est l’occasion rêvée pour qu’ils se réunissent à nouveau. James Stewart devient alors l’acteur préféré du réalisateur et tourne encore sept autres films avec lui.
Ici, James Stewart endosse le rôle de Lin McAdam, un homme déterminé et acharné (« Il y a des choses qu’un homme doit faire, il les fait », « C’est mon fusil et je le veux »), à la recherche de son demi-frère, l’assassin de leur père adoptif. « La force d’un personnage n’est pas dans sa manière de distribuer les uppercuts ou de faire saillir ses muscles : elle est dans sa personnalité, c’est la force de sa détermination » disait Anthony Mann. Une description parfaite pour le personnage de Lin McAdam, car c’est avant tout son opiniâtreté très affirmée à assouvir sa vengeance qui est le moteur principal de Winchester 73, celui qui pousse l’intrigue du film en avant. Lin McAdam est d’ailleurs tellement résolu et obstiné que son caractère, comme ceux des autres protagonistes, en est quasiment réduit à ces simples stéréotypes.
En effet, les principaux protagonistes ne possèdent pas encore la profondeur psychologique et morale qu’ils acquerront par la suite. Cela est valable pour le personnage interprété par James Stewart, mais aussi et surtout pour les méchants. Stephen McNally et Dan Duryea interprètent ici des vilains sans nuance, de véritables truands vicieux et méprisants qui n’attirent à aucun moment une quelconque sympathie. Si Lin McAdam couve une certaine sauvagerie, et qu’il est plus monolithique et moins ambigu que les personnages que l’acteur interprètera par la suite, il n’en suscite pas moins la sympathie de par les relations de grande tendresse et d’estime qu’il entretient avec son ami High Spade (« Si un homme a un ami, il est riche : je suis riche ! »).
L’intrigue s’ouvre dans une ville qui propose une vision pacifiste et progressiste : sous la houlette de Wyatt Earp, les armes sont bannies, mais l’exercice de l’autorité consiste moins à mettre en place une justice qu’à gommer l’expression de la violence, repoussée aux bordures de la ville. C’est dans cette ville qu’est organisée un concours dont le prix est justement le fusil qui donne son titre au film, et que Lin remporte loyalement contre son ennemi. Ce dernier lui tend dans la foulée un piège qui lance la chevauchée du récit et la transmission du fusil entre diverses figures archétypales du genre. L’acquisition et la perte du fusil par un individu reposeront toujours sur un duo de valeurs antinomiques : d’abord le mérite (Lynn) contre le vol (Dutch), puis la ruse (le joueur de cartes) contre la force (le chef indien), la bravoure contre la couardise (Steve), l’autorité d’un supérieur et la concession tactique de son subalterne (Dutch et Waco), et enfin le bon frère contre le mauvais.
Le personnage principal, c'est la Winchester modèle 1873, la carabine qui a repoussé les frontières et conquis la Californie. Les cow-boys, hors-la-loi, shérifs, soldats et même Indiens sont prêts à tout pour en acheter une, même en contrebande. Or, l’usine Winchester avait coutume d’en exhumer un exemplaire d’exception, une sur mille, surpassant toutes les autres et mis en jeu lors du concours de tir qui ouvre le film. Le scénario fait ainsi circuler l'arme de main en main à travers tout l'Ouest jusque dans les territoires indiens. Mais son légitime propriétaire n'abandonne jamais l'espoir de la retrouver.
Si le fil rouge du film est ce fusil qui change plusieurs fois de main, le fond du scénario est celui de la traque d’un homme et d’une vengeance. La construction du récit se démarque donc par son efficacité, son dynamisme et sa modernité. De plus, Anthony Mann parvient à y intégrer toutes les scènes qui constituent le grand classicisme du western : longues chevauchées, confrontations, attaque d’indiens hostiles, hold-up de banque, duel final.
De plus, Winchester 73 a la spécificité d’être, sous ses faux-airs de film choral, un traité sur la violence, qui replierait l’Histoire du Far West (Lin McAdam et Dutch) sur celle de la Bible (Caïn et Abel). Cette réflexion se déroule sous plusieurs formes.
Le regard que porte Lin à Dutch quand ils se retrouvent est empli d’une haine qui ne laisse aucune chance de s’en sortir à ce dernier : la vengeance aura lieu et Lin n’aura aucune pitié, aucun remord. La violence du combat qui s’ensuit lors du vol de la carabine est d’une grande dureté pour l’époque. Nous assistons ensuite à la mort et au scalp d’un marchand d’armes sans scrupules (dont la mise en scène est mémorable), à la mort violente d’un soldat lors de l’échauffourée avec des Indiens, puis au duel final entre les deux frères ennemis. Un duel marquant dont la fonction est à la fois de contenir et de laisser éclater la violence, la vengeance, bref la haine inextinguible, qui tenaille ces deux ennemis jurés. Un jeu de miroir qui révèle autant l’héroïsme que la part sombre des deux hommes dont le salut et la perte sont intimement liés
De plus, Mann va assez loin dans la sauvagerie et la violence qui règne chez les bandits. Tout d’abord, c’est l’humiliation de l’acolyte couard avant son assassinat pur et simple par Waco qui ne lui donne pas l’occasion de se défendre. Acculé par les hommes du shérif à leur recherche, pour sauver sa peau et pouvoir s’enfuir, Waco, le chef de bande, envoie ses hommes au massacre : la violence est aussi sauvage du côté des truands que des hommes de loi puisque ces derniers ne laisseront personne vivant, tuant les bandits un à un comme des lapins. Bref, la vie et les coutumes rudes et sauvages de l’époque sont ici montrées dans toute leur crudité et leur sécheresse, soit l’un des facteurs de l’étonnante modernité de ce western.
Winchester 73 inaugure une nouvelle ère du western qui va mettre en scène des individus névrosés, hantés par des conflits intimes et violents. L’histoire du film s’articule ainsi autour de la haine mortelle entre deux frères, du meurtre du père et de l’obsession fétichiste pour l’exemplaire parfait d’une arme de précision. La traque du frère parricide et la succession des infortunés propriétaires de la Winchester, qui tuent et meurent pour sa possession, offrent à Mann et son scénariste Borden Chase l’occasion d’un récit aux résonnances psychanalytiques, mais aussi d’une évocation de l’histoire sanglante des Etats-Unis. Au gré des rencontres et des péripéties incessantes du film sont rappelés des épisodes de la Guerre de Sécession (batailles de Gettysburg et de Shiloh) ou la bataille de Little Big Horn. Le début du film s’ouvre même sur la présence de Wyatt Earp et de son édit interdisant le port d’armes à feu dans l’enceinte de la ville, et le concours de tir se déroule un 4 juillet, fête de l’indépendance. Ainsi, à la modernité et au dynamisme du scénario s’ajoute son didactisme historique.
Au sein d’un récit sans aucun temps mort, porté par un James Stewart magnifique, une sorte d’anti-John Wayne, on a le plaisir de retrouver la belle et faussement naïve Shelley Winters, ainsi que Dan Duryea, détestable mais savoureux en fripouille sadique.
A sa sortie américaine, en juillet 1950, Winchester 73 rencontre un franc succès dans les salles et cumule 2,3 millions de dollars de recettes. En France, plus de 900 000 personnes se sont déplacées dans les cinémas. Anthony Mann a déclaré : « Ce fut l’un de mes plus gros succès. C’est aussi mon western préféré : ce fusil qui passait de main en main m’a permis d’embrasser toute une époque, toute une atmosphère. Je crois qu’il contient tous les ingrédients du western et qu’il les résume tous ». Dans une interview de 1957, il ajoute avec humilité : « [Winchester 73] est un western honnête et franc ».
Winchester 73 constitue une entrée précoce et magistrale du western dans la modernité et la réflexivité, portée par le duo Mann-Stewart, un duo aussi important pour le genre que celui formé par John Wayne et John Ford. La réalisation d’Anthony Mann est particulièrement riche tout en restant sobre, avec de très beaux mouvements de caméra qui dynamisent les scènes d’action. Winchester 73 est vraiment un western particulièrement brut, jusque dans son manichéisme, remarquable dans son classicisme.
La même année, James Stewart joue dans l’un des deux premiers westerns déclarés "pro-Indien", La Flèche brisée, de Delmer Daves, alors qu'Anthony Mann tourne l’autre, La Porte du diable. Winchester 73 est adapté pour la télévision en 1967, avec une qualité bien moindre et un remplacement en tête d’affiche, Tom Tryon prenant le relais de James Stewart.