Sonatine. Le mot désigne une sonate courte et légère, référant facilement à une pièce de musique écrite sans trop grande ambition, par un musicien débutant par exemple. C'est de ce mot-titre que s'arme Takeshi Kitano, autant pour profiter de sa poésie pleine de vivacité que pour se dédouaner, refuser une approche trop serrée, trop contraignante, devant trop aux habitudes cinématographiques, à un genre ou à un mouvement. Il a beau en être à son quatrième long-métrage à l'époque, Kitano ne s'en cache absolument pas ; lui l'animateur télé, l'humoriste, le peintre, le poète, n'est surtout pas un cinéaste. Il avoue ne pas connaître ses classiques, ni se préoccuper d'atteindre une quelconque plénitude formelle. Il préfère plutôt laisser guider sa main par ce qu'il sent l'animer, tourner un film à sa manière, et bordel, il en tire une incroyable pépite. Tout part en quelque sorte de cet aveu singulier de vouloir tracer sa propre voie, avec ces plans fixes répétés. Les cadrages ratent souvent les personnages au moment où ils parlent, tout a l'air hébété, excisé de ses capacités de réaction et de perception. Tout ça cadre directement avec ces yakuzas improbables, qui n'ont pas vraiment l'air de savoir ce qu'il font là, cherchent à peine à se protéger et regardent les leurs tomber avec un hiératisme confondant. Oui, le premier contact avec Sonatine est raide, mais on se sent d'emblée porté quelque part en s'accrochant à ces notes répétées à intervalles discrets mais qui évitent de figer le film et laissent présager d'une épaisseur supplémentaire. Dans ce premier acte, l'impression est déjà grande qu'on a ici affaire à des gosses, du premier sous-fifre jusqu'au boss yakuza, tant les personnages semblent en manque d'un guide pour leur apporter le sens qu'ils ne savent pas d'eux-mêmes accorder à la vie. La vision proposée pervertit tout, renversant les propositions jusqu'à créer des personnages amorphes à partir d'un milieu dont on nous montre d'ordinaire qu'on y survit pas bien longtemps sans une farouche détermination. D'ailleurs, il ne faut vraiment pas grand-chose pour que quelques yakuzas se détachent du Milieu pour éviter une guerre, et se retirent quelque temps au bord de la mer, se mettant alors à tuer le temps en s'amusant comme le feraient, là encore, des enfants. Là, la veine surréaliste se poursuit et se creuse, dans des scènes poétiques étonnantes. Et c'est là, vraiment, que se trouve tout le sel de ce film, c'est là qu'il trouve toute sa force, dans cette rêverie enlevée qui lui retire tout antipathie (au contraire de ce qu'aurait provoqué une vision froidement absurde) et aspire au contraire véritablement le spectateur à venir la rejoindre. Sublimant complètement ce qu'il raconte, Sonatine offre forcément des sommets assez vertigineux, faisant vivre des sensations neuves, profitant à fond du bord de mer, ce lieu si puissamment symbolique, qui porte en lui un infini mouvement de va-et-vient qui décrit si bien le dialogue entre vie et mort du long-métrage. Et Kitano, tranquillement, continue de dérouler son récit, laissant pénétrer doucement l'impression morbide que dégage Sonatine. Celle-ci, d'ailleurs, ne vient pas d'une violence surlignée comme on le fait si souvent à l'accoutumée. Parfois hors-champ, souvent imprévisible, subie par des personnages qui n'essaient même plus de s'en prémunir et semblent s'y être résignés, la violence de Sonatine semble y être comme chez elle. Elle n'est plus ce monstre par lequel les cinéastes cherchent souvent à horrifier, et qui viendrait hanter le monde des vivants. Elle est le seigneur sur son domaine, qui se balade sans subir de barrière. Sonatine est un lieu de mort, la mort que côtoient des yakuzas déjà damnés, qui vivent une sorte d'enfer terrestre que ne cessent pourtant de rendre habitable leurs enfantillages étonnants - et souvent incroyablement drôles, vu le contexte. D'ailleurs, l'arrivée possible d'une romance, d'un éclat de vie, ne se fait qu'au travers d'une jeune femme violée, elle-même déjà arrachée à la vie, quelque part. Alors je me suis laissé emporter par et dans ce poème morbide, appréciant sa fluidité et la sensation d'aboutissement qu'il dégage malgré sa mise en scène assez minimaliste. Jusqu'à ce que le final arrive
, et que le yakuza joué par Kitano se tire une balle dans la tête, préférant en finir plutôt que rejoindre la nouvelle vie qui semblait se promettre à lui
. La seule scène de conclusion vient confirmer en le vidant d'un coup l'incroyable réservoir de vie maladroite et incomplètement structurée que possédaient encore ces personnages désincarnés (et que leurs gamineries laissaient supposer), images de l'homme mafieux qui a vendu son âme mais a gardé ce désir profond qui fait ce qu'est la vie. Et là, j'ai compris. Sonatine n'est pas la balade des morts. C'est la ballade des morts-vivants.