Comment le mari est décédé ? Quels sont les motifs ? Quel récit s’approche le plus de la réalité des évènements ? En clair, que s’est il passé bordel ? 70 ans après, on ne sait toujours pas, et c’est un des points forts de cette oeuvre explosive, totalement déroutante et qui ne vous quittera pas un seul instant après la (re)découverte de Rashōmon.
Kurosawa est un artiste dont j’ai entendu parler inlassablement depuis des années et j’ai décidé de m’immerger, à tâtons, dans sa filmographie vantée comme une des plus inspirantes, éclectiques et puissantes jamais formée. C’est un réalisateur très malin, sadique aussi vraisemblablement, mais toujours perfectionniste, qui prend un grand plaisir à perturber le spectateur. Partant d’un fait divers pourtant banal en apparence ( les personnages du début rappellent avec insistance qu’un mort, dans cette période post guerre si chaotique et sanglante des années 40-50, on en voit à foison), le cinéaste déploie une armada de récits, de souvenirs tantôt grotesques, tantôt touchants, tantôt improbables, qui font de ce film une oeuvre totale.
Totale, en premier lieu à l’aide d’un scénario franchement imprévisible, peut être même pour un assidu de Kurosawa, tant il est ardu de démêler le vrai du faux dans cette descente aux enfers vécus par les 4 narrateurs, qui se contredisent sans cesse et n’aident pas du tout à trouver la vérité dans cette affaire d’une confusion absolue.
Totale, également par le biais d’une amplitude inouïe de moyens cinématographiques mis à l’oeuvre pour en faire un film inclassable : un éclairage 300% naturel à la fois écrasant dans la moiteur de la forêt, froid dans les scènes du tribunal, noir et mettant en avant la pluie torrentielle qui enferme les personnages dans le temple ; des acteurs au sommet de leur art, aussi bien possédés par une présence malveillante, habités par la folie, le doute, la vengeance, le désespoir ou l’incompréhension dans cette épopée majestueuse ; enfin, une bande son mystique, inquiétante et enjouée par rares moments, qui n’est pas sans rappeler Ravel ( le Boléro spécifiquement) et ses inspirations orientales, utilisée pour accentuer l’aspect menaçant des séquences qui vous hanteront j’en suis sur.
Totale, finalement par l’abondance remarquable des thèmes abordés, universels et aussi propres au Japon et de la culture qui lui est associée : l’honneur, la trahison, la foi en l’humanité, la futilité de l’existence, l’absence de la justice ( ou son incompétence, on remarquera que les témoignages sont des monologues d’une noirceur épatante et que le juré ne se prononce jamais - si tant est prouvé qu’il existe ici...- tout se déroule dans les énonciations des témoins), la relativité de la vie et de ses épreuves, et tant d’autres notions qui font de ce film de moins d’1h30 ( !! ) une oeuvre fleuve aux qualités innombrables.
Le point le plus marquant de Rashōmon est certainement l’aptitude, le talent monstre avec lequel le réalisateur démontre qu’un fait, au premier abord évident et constaté, peut être approché de différentes manières qui remettent en question les versions énumérées. Il y a le déni, l’aliénation, le rapport homme-femme ancestral ( comportant un des triangles amoureux les plus néfastes et somptueux de l’histoire du cinéma), le tragique du meurtre/suicide et la libération, le remords qui en découle, c’est fabuleux à quel point ce récit s’ouvre à nous pour ne finalement dévoiler que peu de réponses et garder ses secrets depuis autant d’années.
D’une beauté plastique absolument terrifiante, innovant sur tous les points ( je n’ai jamais rien vu de semblable sur plus de 1000 films) et avec une morale aussi pessimiste sur le devenir de l’homme qu’illuminée par une conclusion aux aboutissants incertains, Rashōmon est une réussite magistrale qui ne cesse de résister à l’assaut du temps, preuve ici d’une oeuvre d’art impérissable et pour autant, marquée d’une époque où l’humanité et ses névroses a failli à assurer la paix dans le monde, ce qui, dans les années 50’s, a pu décourager tant d’âmes sur terre, dont les pauvres êtres qui se déchirent dans ce film déchirant, flamboyant et génial.