A Brighter Summer Day investit l’Histoire récente de Taïwan par le prisme de l’intime, dévoile la confusion politique d’une société gangrénée par la précarité, le déplacement massif de populations et le multiculturalisme – en ce que l’île apparaît tiraillée entre des traditions chinoises et japonaises d’une part, liées à l’occupation des deux puissances correspondantes, et le soft power américain d’autre part avec, notamment, le rock’n roll et les Converse – en épousant le point de vue principal d’un jeune adolescent comme Gustave Flaubert révélait le balbutiement des modèles d’État français à travers Frédéric Moreau. Ce choix de focalisation a l’intelligence de nous donner à voir et à vivre la confusion politique par le prisme de l’humain et de l’innocence : pleine d’élans, de passions et de fureur, l’adolescence rejoue de façon intérieure le drame que traverse la société taïwanaise, Xiao Si’r constitue un prisme par lequel nous ressentons, de l’intérieur encore, les luttes intestines. Surtout, elle légitime également les brusques changements de ton, à l’unisson des sentiments et émotions dudit personnage.
En résulte une fresque tout à la fois axée sur une galerie d’individus auxquels nous nous attachons sans tarder et démesurée par l’ampleur politique de son propos, une fresque qui se revendique d’ailleurs de Guerre et Paix et qui, pour cela, prend le temps. Quatre heures qui filent à toute allure, grâce à une mise en scène dont le sublime tient à ce que sa grande maîtrise technique n’évacue jamais l’impression de spontanéité et de véracité, en dépit du discours contre le cinéma qu’adresse Si’r au réalisateur. La mise en abyme introduite par la présence encadrante d’un tournage permet deux choses : de revendiquer l’artifice inhérent à la fiction, d’interroger l’influence américaine sur la culture taïwanaise puisque le long métrage en train de se réaliser se pense par rapport à l’âge d’or hollywoodien – l’actrice doit savoir passer du rire aux larmes et accepter le surplus de maquillage, un garçon est comparé à Humphrey Bogart…
Le motif de la lampe-torche, d’abord dérobée dans l’entrepôt de cinéma puis rendue à terme, est filé tout au long du récit : notre héros utilise l’objet pour déranger des couples qui batifolent dans les jardins de l’établissement scolaire puis pour écrire son journal intime dans lequel il compile ses états-d’âme et ses projets funestes. Que la lampe provienne d’un plateau de cinéma n’est pas anodin : son origine, comme celle des chansons qu’écoutent en boucle les personnages, témoigne d’une greffe culturelle dont les effets sont doubles : libérer les corps et les esprits en s’opposant aux valeurs traditionnelles qui sont celles des parents, engendrer une confusion identitaire dont la violence conduit à la tragédie. Porté par d’excellents acteurs, mention spéciale à Chang Chen, A Brighter Summer Day est un chef-d’œuvre subtil et grandiose, modèle du film historique en ce qu’il tire de l’individuel et de son choc avec autrui les bouleversements d’une nation.