Curieusement les films adaptés de la pièce de Maxime Gorki « Les bas-fonds », par les deux grands maîtres, Jean Renoir en 1936 et Akira Kurosawa en 1957, donnèrent lieu à des exercices de mise en scène. Si le film de Kurosawa, très détaillé et très technique, réduisant les protagonistes à des symboles, dégage un profond ennui pendant la majeure partie de ses 137’, il n’en est rien pour le petit bijou ciselé par notre Renoir national. En prenant des libertés avec la pièce, le cinéaste et Charles Spaak, ont écrit des dialogues savoureux avec une mention aux tirades de l’acteur alcoolique interprété par un Robert Le Vigan en état de grâce. Dans une Russie de pacotille, réduite à la monnaie (des roubles), aux noms des personnages et à l’uniforme de la police, la ville avec son parlé titi parigot fait davantage penser aux faubourgs de la capitale française pendant les années trente qu’à Moscou ou Saint-Pétersbourg du début du siècle dernier. Cette démarche permet de complètement recréer l’œuvre de Gorki en se l’appropriant. Ainsi, Renoir développe le thème de l’injustice sociale (il était très engagé en 1936) sans être pesant ni militant, mais plutôt avec grâce et parfois légèreté. La partielle ironie de la pièce, en devenant permanente, tout en gommant ses traits grossièrement comiques, atténue et relativise tous les drames, soit par des effets amusants (par exemple le coquard de l’inspecteur), soit par l’humanisation des personnages (l’escargot sur le doigt du baron). Louis Jouvet interprète ce dernier, avec une élégance et une distanciation simplement fascinante, à l’opposé du reste de sa filmographie. A mon sens, son plus grand rôle à l’écran. Le réalisateur y ajoute des passages bucoliques dont il a le secret, avec cette attirance (récurrente dans son œuvre) pour les bords de Marne (assurément l’influence de son père) qui apporte respiration et lumière. Avec sa direction d’acteur très pointue, Renoir offre des scènes magnifiques à la plupart des interprètes, d’où ressort (en plus de ceux déjà cités), Jean Gabin pour la modernité de son jeu, et Junie Astor qui traduit parfaitement la complexité de son personnage. C’était le meilleur casting de l’époque si l’on excepte Suzy Prim, qui malgré ses qualités ne peut se comparer à la géniale Viviane Romance dans le rôle de la garce de « La belle équipe » que Duvivier réalisa la même année. Mais surtout, la mise en scène de Renoir fait preuve d’une virtuosité incomparable dans le cinéma français. Souvent résumé au traitement particulier réservé au Baron, en opposition avec les plans rapprochés pour les miséreux, c’est en fait surtout l’utilisation de la mise au point infini, permettant de suivre des actions à l’arrière plan, sans que les personnages principaux soient floutés qui innove. Probablement sans précédent dans la production hexagonale de l’époque. Non seulement un grand film, mais également un excellent moment.