"Le roi de cœur" est devenu avec le temps le film mystère de Philippe De Broca. Celui dont tout le monde a entendu parler mais que personne n'a vu. Mais il fut surtout en premier son film maudit car celui à qui tout réussissait, subissait son premier gros échec public en France alors qu'il venait avec ce film d'inaugurer sa propre maison de production destinée à financer ses films mais aussi à aider de jeunes talents. Le réalisateur traumatisé par cet échec se réfugiera un temps dans le Midi de la France. Bizarrement aux Etats-Unis, le film deviendra le chouchou des cinémathèques et campus universitaires au point d'acquérir doucement le statut de film culte. Progressivement il a commencé à se dire en France après la mort de De Broca en 2004 que "Le roi de cœur" était sans doute son chef d'œuvre. Mais pas moyen de vérifier cette assertion, aucune diffusion télé ou sortie DVD (disponible seulement aux Etats-Unis où une adaptation en comédie musicale sera même produite) ne voyant le jour. Il faudra attendre une programmation par le Festival Lumière de Lyon en 2016 pour qu'enfin une sortie DVD soit annoncée. L'attente était donc grande, tout à la fois faite de curiosité mais aussi d'inquiétude. Tous ces laudateurs encouragés par l'impossibilité de voir le film n'avaient-ils pas exagéré sa place dans la filmographie foisonnante du trublion du cinéma français des années 60 à 80 ? Assurément ce "Roi de cœur" qui mérite bien son nom peut être placé dans les cinq premiers d'une filmographie riche de 32 longs métrages. A quelle place exactement ? Sans doute un peu en dessous de "L'homme de Rio" (1964) et du "Bossu" (1997) qui allient perfection narrative et visuelle à une accessibilité plus évidente. "Le roi de cœur" dont l'imagerie lorgne du côté de "La kermesse héroïque" (1935) de Jacques Feyder sur une idée de Maurice Bessy développée par De Broca et son fidèle scénariste, Daniel Boulanger, nous propose dans le contexte chahuté de la fin de la Grande Guerre, la joyeuse et tonitruante émancipation d'un village (Senlis en vérité) par les pensionnaires d'un asile d'aliénés abandonnés par les habitants qui ont déserté le village suite à l'annonce d'une bombe devant exploser juste après le retrait des allemands au profit des anglais libérateurs. Un soldat britannique, Charles Plumpick (Alan Bates) est chargé par son commandement de s'introduire dans le village afin de désamorcer la fameuse bombe posée par les allemands. De Broca profite de ce contexte dramatique qu'il ne se gêne pas de parodier, pour jouer tout à la fois d'un suspense de circonstance mais aussi du potentiel comique de la confrontation entre les gens dits "normaux" et les "fous" qui ont pris possession du village. Toute la question posée par De Broca est de savoir si des gens qui se font la guerre peuvent vraiment être qualifiés de normaux. Son cinéma étant centré depuis le début vers la fuite du réel et l'exaltation de la légèreté, on comprend sans mal que De Broca ait profité de sa première expérience de producteur indépendant pour pousser au plus loin son approche de la vie qui n'est en réalité qu'un trompe-la-mort de la part d'un être profondément angoissé. Sous cet angle, Charles Plumpick est peut-être la réincarnation du metteur en scène lui-même qui s'offre là une déambulation parmi ceux qui ont la chance de pouvoir vivre dégagés de toute entrave sociale et morale. Elu "Roi de cœur" par une joyeuse assemblée anarchique composée de toutes les corporations réinventées (prêtre, tenancière et prostituées, coiffeur, pompiers, général en retraite,...), et amoureux de la belle et gracile Geneviève Bujold qui doit devenir sa reine, le soldat britannique peut aisément comparer les deux mondes et se demander dans lequel il sera le plus heureux après avoir vécu cette boucherie que fut la "der des ders". Pour le convaincre ses hôtes improvisés qui ont autrefois été des gens intégrés, lui assènent quelques vérités qui amènent à réfléchir. "N'arrêtez pas de respirer pour vivre vieux, "Tu chasses des chimères, je vais te confier mon secret. Je vis dans l'instant, il n'y a que l'instant qui compte !", "les plus beaux voyages se font par la fenêtre". Toutes ces maximes détournées font aujourd'hui la une des livres et magazines de psychologie, donnant les recettes du bonheur à de braves citoyens broyés par un consumérisme tyrannique. Des fous certes mais tout à fait conscients des limites qui sont les leurs quand ils ne suivent pas Charles lorsqu'il entreprend de les guider hors du village où lorsqu'ils rejoignent leur asile quand les habitants fuyards pointent le bout de leur nez une fois le danger écarté. De Broca qui a toujours su attirer les acteurs à lui a pu composer le casting idéal avec des iconoclastes extravagants comme Pierre Brasseur, Julien Guiomar, Michel Serrault, Jean-Claude Brialy ou Adolfo Celi auxquels se joint une Micheline Presle épatante que la démesure n'a jamais effrayée quand le jeu en valait la chandelle. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes pour Charles Plumpick qui après avoir rejoint son régiment s'empresse de rejoindre sa bande de joyeux lurons. Sorti en plein dans les Trente Glorieuses alors que la vague de mai 68 n'a pas encore déferlé sur la France, le film sans aucun doute trop lucide sur l'homme social a été jugé trop subversif. Tout comme Marco Ferreri dont le dantesque "Dillinger est mort" sortira trois ans plus tard, on peut imaginer que De Broca n'était pas insensible aux théories du grand philosophe allemand Herbert Marcuse qui dénonçait l'inhumanité du principe de réalité répressif qui selon Freud justifiait la sublimation répressive des désirs. L'impasse dans laquelle est engagée l'humanité impose des changements de paradigme qui rendent désormais "Le roi de cœur" plus accessible. On aurait peut-être pu gagner cinquante ans. De Broca était donc bien un amuseur talentueux mais aussi un être sensitif extrêmement préoccupé par des pensées métaphysiques. Parsemé des quelques scènes très poétiques comme celle où Coquelicot (Geneviève Bujold) rejoint la maison où se trouve Charles sur un fil d'équilibriste, "Le roi de cœur" est sans aucun doute celui de ses films qui lui ressemble le plus.