Autour de la personne d'Edvard Munch, Peter Watkins s'est livré à un remarquable travail de recherche et de création. Son biopic est à la fois très documenté (sur l'homme, son oeuvre et son temps) et très original (dans la présentation des interactions qui mènent au processus créatif). Dans le genre, c'est sûrement l'un des films les plus intelligents et inspirés. L'un des plus exigeants aussi, en raison de sa forme et de sa longueur (3 h 30 dans sa version la plus courante, pour la télévision). "Un travail de génie", selon Ingmar Bergman.
Tourné dans la langue de l'artiste, financé par la Norvège et la Suède, le film nous plonge dans la société de Kristiania (l'ancien nom d'Oslo), durant la seconde moitié du XIXe siècle. Une société marquée par un fort clivage entre une classe ouvrière, pauvre, et une classe moyenne, aisée, conservatrice, puritaine. C'est dans ce milieu "bourgeois" que Munch passe ses jeunes années, tout en s'ouvrant peu à peu aux idées anarchistes d'un groupe de penseurs et d'artistes, emmené par Hans Jaeger : La Bohême. Sur un plan familial, sa vie est surtout marquée par la maladie et la mort : la folie de son grand-père, la tuberculose de sa mère et de sa soeur, qui n'en réchapperont pas, contrairement à lui. Tout un univers de souffrance et de morbidité que le peintre traduit sur la toile en paysages et portraits, d'abord dans une veine naturaliste, puis expressionniste, dans une matière épaisse et triturée, parfois lacérée. Autre source de tourment : ses amours tumultueuses avec celle qu'il nomme Mme Heiberg dans son journal et qu'il poursuivra longtemps de sa jalousie. Par la suite, Munch va voyager, découvrant le symbolisme des peintres français ou bien la sculpture de Rodin, rencontrant un Strindberg exilé en Allemagne, avec lequel il partage quelques idées négatives sur les femmes. Il projette de plus en plus sa subjectivité, ses humeurs, ses angoisses dans ses tableaux, dont Le Cri et Vampire demeurent les plus célèbres illustrations. Persévérant dans cette voie, tout en variant les supports (eaux-fortes, lithographie, xylographie), Munch se heurte pendant de nombreuses années au jugement critique de ses contemporains, qui parlent de l'oeuvre d'un fou, grossière, laide, obscène, immorale... jusqu'à une reconnaissance tardive, à un moment où l'artiste demandera à être interné. Cruelle ironie.
Dans une auto-interview proposée avec le DVD édité par Doriane Films, Peter Watkins explique que ce film est le plus personnel de sa carrière, tant il s'est identifié à Edvard Munch dans sa marginalisation et son obstination à suivre sa voie, malgré l'hostilité témoignée à l'encontre de son art. Cinéaste engagé et peu consensuel, très critique à l'égard des médias et du formatage des créations audiovisuelles, Watkins a évidemment pris ses distances avec le genre du biopic traditionnel, pour réaliser cet Edvard Munch dans un style qui lui est propre, mariant fiction et documentaire. Une voix off mène le récit tout en brossant un tableau historique et sociologique de l'époque. La caméra, très mobile, parfois à l'épaule, évolue parmi les personnages comme au coeur de l'actualité, avec effets de zoom et de mise au point. Le réalisateur enregistre régulièrement les témoignages de ces personnages, face caméra, comme adressés directement aux spectateurs, tissant un lien de proximité et de participation qui se rapproche des créations théâtrales d'Ariane Mnouchkine. Dispositif qui fait aussi se rejoindre différentes temporalités : celle de l'histoire, celle du tournage, celle du spectateur.
Ces effets "vérité" sont largement soutenus par le soin apporté au casting (incroyable ressemblance des acteurs principaux aux personnes qu'ils incarnent, acteurs tous non professionnels), aux reconstitutions de lieux (tournage dans un appartement où a effectivement grandi Munch et où est morte sa mère), aux reconstitutions de tableaux vivants, d'après l'oeuvre du peintre, dont Watkins recherche l'esprit, la lumière, les couleurs, tout en gardant le grain d'image réaliste du documentaire. Seul le maquillage de l'acteur incarnant Munch fait défaut pour rendre crédible son vieillissement au fil du récit.
Côté montage, Watkins vise plutôt un réalisme psychologique. La chronologie de l'histoire est en effet entrecoupée de flash-back leitmotiv (sur la maladie, l'amour...), telles des réminiscences éclairs, qui illustrent les obsessions du peintre, les sources de ses névroses. Ce montage visuel fragmenté, associé à un son également fragmenté, permet d'approcher au mieux la complexité psychologique d'un homme hanté par son histoire personnelle et qui porte sur le monde un regard tourmenté, voire halluciné.
Quant à la longueur du film, le cinéaste la revendique comme une liberté de création face aux formats imposés par l'industrie audiovisuelle et comme un temps nécessaire pour découvrir, en profondeur, la richesse du personnage. Reste à la digérer. Pour cela, on peut visionner ce (très) long-métrage en deux temps, suivant la division en deux parties, proposée par le réalisateur.