Ceylan propose une synthèse inédite de différents «langages» cinématographiques: esthétiquement et formellement, ses films sont proches du cinéma dit «contemplatif» (on connaît l’influence de Tarkovski sur le cinéaste), mais ce langage est ici mis au service d’une approche réaliste, proche de celle proposée par Kiarostami. Ceylan invente ainsi un nouveau réalisme, centré sur l’étude des personnages, sur les rapports familiaux et sociaux, à la manière d’un Antonioni. Sous la légèreté apparente (l’humour est très présent dans Uzak) et la simplicité, le cinéaste soulève, sans l’air d’y toucher, des thématiques très profondes sur les rapports entre les êtres, l’aliénation de la société moderne, avec la perte d’autonomie, le décalage entre nos rêves d’émancipation et le caractère figé, immuable de la société, la facilité à se laisser aller à la satisfaction matérielle qui tue les ambitions, notamment artistiques, mais créé la frustration en condamnant le quotidien à la banalité et nous conditionne à la soumission, etc… Tout cela est traité avec une justesse de ton remarquable, une retenue qui évite la lourdeur didactique, la sentence philosophique. L’émotion créée est alors très discrète mais si juste et évidente qu’elle finit par nous emplir et gagner progressivement en intensité. Quand elle arrive à maturation, on la reçoit totalement épurée, sans artifices. Rien n’est forcé, tout est juste. On notera aussi une très subtile mise en abîme du processus de création, dévoilant des contradictions et des difficultés auxquelles tous ceux qui aspirent à réaliser, un jour, quelque chose qui leur soit propre, ont été confrontés. Soyons clairs, Uzak est un vrai petit chef d’œuvre dont les clés de la réussite ne sautent pas immédiatement aux yeux. Je pense pour ma part que ce film nous montre qu’un cinéaste ne peut pas tromper le spectateur : lorsqu’il s’implique corps et âme dans son œuvre, quelque chose passe, nécessairement. Alors quand, comme ici, il a en plus le talent...