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Un visiteur
4,5
Publiée le 14 mai 2014
Grand précurseur des avants gardes françaises, Louis Delluc signait en 1921 ce "Fièvre", l'histoire d'un matelot corse revenant à Marseille en compagnie de sa femme, dans un bar tenu par son ancienne amante. Sans en divulguer plus concernant les événements du film, "Fièvre" est, comme la plupart des films avant-gardistes, un métrage sensoriel, ou tous nos sens sont mis à l'épreuve de par le montage, la puissance des images et la beauté de la réalisation, qui nous plonge dans un univers poétique et violent. Sans non plus excéder l'heure de métrage, "Fièvre", en quarante minutes, propose une histoire simple mais belle, servi par des acteurs fantastiques (Eve Francis, épouse de Delluc d'ailleurs, ainsi que Edmond Van Daële, réputé pour avoir joué le rôle de Robespierre dans le "Napoléon" d'Abel Gance) et surtout par une réalisation tout autant formidable. Dès les premières secondes, on se retrouve happé par les images pour ne plus jamais quitter l'écran jusqu'à la note finale. Un grand film. Une grande œuvre je dirais même!
En intitulant son film Fièvre, Louis Delluc fait d’emblée planer sur ses personnages le spectre de la fatalité et de la douleur, ce même spectre qui contamine les corps à mesure qu’ils s’imbibent d’alcool, qu’ils trempent leur rêve dans des fantasmes qu’ils ne peuvent concrétiser. Voici venir les matelots en halte, masse compacte dont on ne distingue d’emblée que l’uniforme et qui envahit l’espace du bar à la manière d’une menace. Ils viennent de la mer, ils y repartiront, et pendant cette nuit d’ivresse c’est le laisser-aller qui prime, ce besoin de se raccorder enfin aux plaisirs terrestres qui occasionne un état de tension qui va crescendo jusqu’à atteindre la rixe désastreuse. Delluc met en scène l’homme des bars, conformément à l’essai de même nom qu’il publiera en 1923 : « La saoûlerie est unanime à présent. Les marins sont éperdus. Les filles cajolent grossièrement ces corps affamés que le vin alourdit ». Ces quelques mots tirés de L’Homme des bars paraissent extraits du scénario du film tant ils traduisent littérairement la démarche artistique du cinéaste : capter par sa caméra la montée du mal et le potentiel incendiaire des boissons consommées. Aussi un plan revient-il souvent, tel un leitmotiv : un homme seul et vêtu de noir descend son verre de vin, lentement, sans s’arrêter, si bien que convergent dans sa direction toutes ces lignes de fuite qui s’agitent et se heurtent, marins filles et tenanciers. Pourtant, au milieu de la débandade générale se dessinent des beautés fugaces que Delluc immortalise par un léger étirement de la durée de ses plans, de sorte à créer une impression d’arrêt sur image magnifique. C’est dire que la poésie de certains corps choque la bestialité (un singe est là pour l’expliciter) des autres corps, dans une lutte d’amour et de mort ô combien tragique. En résulte une œuvre dotée d’une profonde et insoluble dépression soudainement déjouée – en apparence – par la frénésie ambiante faite de danses au son du piano mécanique. Se rencontrent ainsi l’espace du bar comme conservatoire de solitude et le goût pour l’aventure et l’exotisme que donne aux hommes la contemplation de la mer, de cette mer à portée de main et de vue, qui laisse ses bateaux partir ou qui accueille leur mal le temps d’un soir. Fièvre est un grand film sur la maladie des hommes et leur jalousie profonde ancrées dans un milieu que Louis Delluc restitue avec un réalisme déconcertant.