S'il fallait trouver à un sous-titre à apposer à ce film, il serait assurément "naissance d'un réalisateur".
Pour sa première œuvre, Joseph L. Mankiewicz réalise (et scénarise du même coup) un drame désuet, vestige d'une époque qui pourrait tout aussi bien ne pas être datée. Nous sommes en 1844, bien que rien ne le confirme formellement, en Nouvelle-Angleterre. Et deux mondes, deux conceptions de l'existence s'affrontent insidieusement. Miranda Wells, une "fille de la campagne" du Connecticut, et le cousin éloigné de sa mère, Nicholas Van Ryn, issu d'une longue lignée de propriétaires terriens.
Deux univers radicalement opposés qu'une simple lettre fait se rejoindre, à peine l'intrigue commencée. Voici Miranda propulsée dans le château du dragon (Dragonwyck), demeure d'apparences où se côtoient les membres de la bonne société new-yorkaise (l'Etat, et non la ville).
Souvent qualifié (peut-être à tort) de film noir en costumes, c'est surtout d'un drame contrasté qu'il s'agit ici. Ou du moins, un drame tout fait de contrastes et de symbolisme inconscient, jamais poussé. Dans les bras de son instable cousin, la peau blanche de Miranda ressort presque de l'atmosphère brumeuse et sombre des murs qu'elle habite. Au mur, le portrait d'une ancêtre, dont le fantôme hanterait encore les lieux. Greenwich croît en Dieu, Dragonwyck croît aux esprits.
La limite est fixée, le combat s'annonce, sans s'imposer au premier abord. Les Wells, famille de basse souche protestante, guidée par la Bible d'un patriarche qui n'a pour lui que la force de ses mains. Les Van Ryn, dont l'opulence est exacerbée jusqu'à la nausée, jusqu'à l'étouffement de Mrs Van Ryn, qui oppose son appétit glouton à la minceur de Miranda.
Mais plus encore que la foi ou les traditions, c'est semble-t-il le rapport à la terre qui occupe l'esprit de ce film, en forme de soutien au labeur des "farmers" et à la promesse de l'eldorado américain, distribuant ses champs fertiles à une population toujours plus nombreuses. Déracinée, Miranda se retrouve transplantée dans un terreau qui n'est pas le sien et où croissent les fleurs les plus diverses. Une métaphore filée, jusqu'à l'épineux problème de la plante offerte par Van Ryn à son épouse malade, et qui suscite bien des interrogations de la part du bon docteur Turner, soupirant secret de la cousine du Connecticut.
La terre qui accueille Mrs Van Ryn et le fils que Nicholas perdra dans les bras de Miranda (qu'il marie sans plus attendre). Tu es poussière, et tu retourneras à la poussière. Celle qui jonche le sol des cultures, mais qui recouvre aussi d'un fin voile immaculé les meubles et les portes de Dragonwyck, figé dans une époque qui n'est plus la sienne, dans une terre stérile qui interdit toute descendance au maître des lieux.
Un dernier retour à la terre, et Mankiewicz peut boucler le cercle et remplir les sillons creusés. C'est en présence de ses fermiers depuis longtemps révoltés que s'éteint le personnage campé par Vincent Price, poupée silencieuse sur son trône de papier, avant que Miranda ne retrouve sa terre natale. Temps du départ, temps du retour, car l'on n'est jamais mieux que là où ses racines plongent profondément et nous attachent.
Et c'est là toute l'affaire du "Château du Dragon". Violent soufflet porté aux classes dirigeantes, il est avant tout la dénonciation virulente de l'éloignement, qui fait de nous des autres, des étrangers à nous-mêmes que nous tentons de dissimuler derrière des robes de dentelle et des costumes apprêtés (ou par la drogue, dans le cas de Van Ryn).
Portée par ses acteurs, sublimée par ses prises de vue rapprochées, cette pseudo-idylle paysanne tend en fin de compte vers un éternel brisé, dans lequel ne subsiste plus que le regard de Dieu.
4,5/5