Quand il entame le tournage de « Tireur d’élite », Sam Peckinpah navigue au sein de l’industrie cinématographique hollywoodienne depuis quatorze ans et compte dix longs métrages à son actif. Ses démêlés avec les studios sont devenus légendaires, le réalisateur ne cédant en rien sur ses ambitions artistiques et agrémentant ses exigences d’une humeur massacrante fortement amplifiée par sa consommation d’alcool et de diverses autres substances. Pourtant si quelques-uns de ses films ont été des échecs commerciaux, malgré tout modérés, comme « Major Dundee », « Junior Bonner » ou « Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia », Peckinpah est globalement un réalisateur rapportant de l’argent.
C’est en réalité son intransigeance additionnée à son refus de se plier aux règles en vigueur qui en font assez tôt un paria répondant au sobriquet de « Bloody Sam » et dont beaucoup guettent le moindre faux pas. Englué dans l’enfer de son addiction qui ne fait que croître, Peckinpah se trouve sans discontinuer en situation précaire. Après un projet avorté pour la Fox, il est sollicité par Mike Medavoy qui vient d’être embauché par United Artists comme producteur, pour l’adaptation d’un roman de Robert Syd Hopkins (Monkey in the middle). James Caan alors au sommet de sa carrière après sa prestation remarquée dans « Le Parrain » de Francis Ford Coppola est choisi pour le rôle principal. Peckinpah qui l’a apprécié dans « Le flambeur » de Karl Reisz un an plus tôt est ravi.
Toutefois Caan qui sera entouré de Robert Duvall et de Burt Young qu’il connaît bien et qui vient de tourner « Rollerball » de Norman Jewison à Munich exige que l’intrigue soit déportée aux États-Unis. Le scénario initial de Marc Norman est donc retouché par Stirling Silliphant avec consigne donnée par Peckinpah d’y introduire une bonne dose d’ironie. Silliphant ne se fait pas prier qui, connu pour avoir été l’élève de Bruce Lee, en profite pour y introduire quelques scènes de karaté qui ne seront malheureusement pas très crédibles. Les choses semblent s’engager pour le mieux, Peckinpah ayant la confiance d’Helmut Dantine et de Martin Baum qui en qualité de producteurs l’ont déjà soutenu contre vents et marées lors du tournage d’« Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia ». Mais comme toujours « Bloody Sam » n’en fera qu’à sa tête, continuant de modifier le scénario au gré du tournage. Celui-ci sera malgré tout bouclé en trois semaines suivies du montage effectué dans la foulée en duo avec Monte Hellman, copain de boisson de Peckinpah.
Le film qui aujourd’hui ne figure pas parmi les plus estimés de son réalisateur fera tout de même bonne figure au box-office, sauvant pour un temps Peckinpah de l’excommunication définitive. Film de commande, « Tueur d’élite » tout en respectant les codes du film d’action, met en lumière selon les convictions de Peckinpah, les dérives de la C.I.A en charge de toutes les opérations troubles des gouvernements américains sur les théâtres d’opérations extérieures qui sont multiples à l’époque. Le recours à des filiales privées aux contours imprécis permet à la corruption de certains des cadres de la célèbre agence de trouver son terrain d’expression. La ComTeg est justement l’une de ses officines où exercent Mike Locken (James Caan) et George Hansen (Robert Duvall) deux barbouzes rompus aux risques du métier que Peckinpah comme à son habitude nous présente en action dès l’entame. Les deux hommes apparemment liés par une solide amitié vont se révéler être les victimes d’une vaste manipulation prenant pour racine une trahison qui va laisser l’un des deux salement amoché.
À partir d’une mise en train comme toujours plantant efficacement le décor et les enjeux de ce qui va suivre, Peckinpah va pouvoir développer les thèmes parfois antinomiques qui lui sont chers comme la trahison et le code de l’honneur, l’instinct suicidaire et la soif de vivre, la solitude et la fraternité ou encore le cynisme et le panache. Les cow-boys de l’Ouest finissant qui peuplaient jusque-là le cinéma de Peckinpah ont brutalement laissé la place à des mercenaires revenus de tout, évoluant dans un monde trop étroit pour eux comme le montre le départ final de Locken et de Mac (Burt Young) voguant sur un voilier pour franchir le Golden Gate en quête de nouveaux horizons. Parfaitement rythmé et mis en image par le très expérimenté Philip H. Lathrop, « Tueur d’élite » film au ton désabusé comme son réalisateur reste trop injustement décrié, remplissant parfaitement son office malgré le mariage souvent bancal entre film de karaté et film d’espionnage. Sam Peckinpah même embarqué dans une commande improbable parvenait toujours à poser sa patte sur tout ce qu’il touchait et souvent pour le meilleur.