Le défi dément proposé par « L’Arche russe » est d’embrasser, au gré des pérégrinations du cinéaste et d’un guide improvisé, quatre siècles d’histoire russe dans le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, en un seul plan-séquence de 93 minutes. Il convient d’avouer que cette gageure est relevée avec une virtuosité technique qui force l’admiration. La direction des milliers de figurants s’effectue sans la moindre anicroche, et nous retrouvons ici ce goût très prononcé du cinéma russe pour les foules, malheureusement sans l’attention particulière portée aux visages dont il témoignait dans les années vingt. Alexandre Sokourov excelle également à insuffler du rythme à son cadre, sans passer par l’artifice du montage. « L’Arche russe » parvient sans ambages à charmer quand le réalisateur s’abandonne à cette vitalité.
Le petit trot de Catherine II dans l’allée enneigée du Jardin Suspendu, au sortir de la salle du Pavillon, et surtout les courses effrénées d’Anastasia et de ses jolies demoiselles d’honneur en robes bleu et rose pâles, semblables aux légères virevoltes des perdrix Rostov chez Toltstoï, sont incontestablement des images à la fois poétiques et purement cinématographiques.
Ces moments de grâce sont pourtant trop rares, Sokourov étant sceptique sur l’efficacité de son parti pris initial, comme il le confesse un peu malgré lui dans un entretien : « Dans « L’Arche russe », je voulais aussi m’affranchir des contraintes du cinéma. Je voulais rendre son indépendance au public, ne pas le dominer. Je crois qu’on doit laisser le spectateur libre, qu’on n’a pas le droit de le pressurer. C’est très difficile car, en tant que metteur en scène, on a un rôle très fort et que le cinéma lui-même est un outil puissant pour peser sur l’esprit des gens. » En définitive, la découverte des possibilités offertes par le numérique engendre les mêmes réflexions chez Sokourov que celles qui hantaient naguère Dziga Vertov lorsqu’il réalisa « L’Homme à la caméra », le savoir-faire technique accouchant d’une contradiction : ou il est un moyen (gênant ou pratique) d’asservissement et d’endoctrinement du spectateur, ou il laisse celui-ci totalement libre d’interpréter ce qu’il voit à l’écran. Quand le cinéma de Vertov parvenait à séduire dans ses nombreuses entorses à la théorie du « Ciné-Œil », en narrativisant par mégarde son propos, Alexandre Sokourov réussit tellement bien son défi qu’il sombre dans un entre-deux curieux, laissant son spectateur complètement sur le bas-côté. Car, honnêtement, qui n’avouerait pas, les afféteries esthétiques et la pédanterie oubliées un instant, s’ennuyer souvent ferme à la vision de ce film ? C’est en cela que la figure d’héritier de Tarkovski prêtée à Sokourov s’avère quelque peu galvaudée, car le maître russe fondait son exigence et sa maîtrise technique au sein d’un cinéma de genre plaisant pour le spectateur, la science-fiction par exemple, dans « Solaris » et « Stalker ». Sokourov lui n’en retient qu’un certain élitisme de ton, qui laisse songer aux séquences les plus ronflantes (et pourtant rares) de « Nostalghia » ou du « Sacrifice ».
Toutes ces réserves pourraient se concentrer ainsi sur le guide improvisé du musée, dont nous comprenons assez tardivement qu’il s’agit d’Astolphe de Custine, un écrivain auteur de « La Russie en 1839 », sorte d’introduction critique de la Russie à l’usage des Occidentaux du XIX° siècle. Ce personnage intéressant et correctement interprété joue un rôle curieux de passeur aussi bien dans l’espace de l’Ermitage que dans les diverses époques, parfois mal à l’aise et ironique quant à certains aléas du mille-feuilles temporel proposé. Les possibilités oniriques offertes par Custine ne sont guère exploitées, mais son utilité dramatique est essentielle au film. En effet, comme il est impossible d’épuiser la totalité du lieu, des coulisses du musée à la sortie sur la Neva, ni d’embrasser quatre siècles d’histoire, c’est lui qui est garant d’une sélection nécessaire.
Sokourov réussit fort bien à mettre en valeur les choix partiaux du marquis lors de la promenade dans les galeries de peintures. Le regard de l’étranger français autorise ainsi une vision critique au sujet de l’architecture des salles, qui consiste souvent en une simple copie des merveilles occidentales (les Loges du Palais des papes au Vatican peintes par Raphaël, par exemple), ou des collections présentées, petits tableaux de grands maîtres ou grands tableaux de petits maîtres, arrangés de manière parfois arbitraire dans des rapprochements incohérents. Quiconque a déjà visité le musée de l’Ermitage ne saurait faire l’économie de ce constat, d’ailleurs accepté dans un masochisme tout à fait russe par le cinéaste. Cependant, une des réussites de « L’Arche russe » est de proposer grâce au numérique un nouveau regard sur quelques salles et quelques œuvres dans lesquelles le guide effectue des stations, jusqu’à se laisser gagner par la magie des lieux. L’appréhension de « La Vierge aux perdrix » de van Dyck ou du « Festin chez Simon le Pharisien » de Rubens par une visiteuse aveugle (jouée par Alla Ossipenko, une ballerine très célèbre en Russie) à laquelle Custine délègue un court instant le rôle de guide, offre des interprétations nouvelles et ouvre une réflexion sur le regard esthétique passionnante mais seulement esquissée. Par ailleurs, le contact charnel établi par le marquis avec les tableaux ou les sculptures, humant les cadres et la peinture à l’huile, tâtant le relief des « Apôtres saint Pierre et saint Paul » de Le Greco ou « Les Trois Grâces » de Canova, ainsi que son silence contemplatif devant le chef d’œuvre du musée, « Le Retour du fils prodigue » de Rembrandt, attestent des possibilités du cinéma vers une nouvelle réception esthétique. C’est ici que « L’Arche russe » confine aux meilleurs documentaires poétiques, reprenant les expérimentations tentées par Chris Marker et Alain Resnais dans « Les statues meurent aussi ».
Cependant, le reste du film descend bien vite de ces cimes et se déroule ensuite à l’avenant, perdant le spectateur. D’aucuns ont cru deviner dans les divers moments historiques une profondeur insondable, ésotérique pour le pauvre spectateur occidental, mais Sokourov ne nous propose en définitive qu’une succession d’images d’Epinal sans aspérités. Ah ! Pierre le Grand ! Oh ! Catherine II ! Et que signifie cette réception de l’ambassade perse dans la Grande Salle du Trône Saint-Georges ? Eh bien, à vrai dire par grand-chose, que l’on soit Russe ou Européen. Inutile de chercher beaucoup de sens non plus aux commentaires du marquis ou de la voix off vaporeuse. Des lieux communs sur la servitude volontaire du peuple russe envers ses tyrans sont bien entamés, mais nous finissons bien vite à écouter des divagations sur la prétendue beauté des cheveux chez les écrivains. Que certaines critiques aient pu parler du caractère réactionnaire de Sokourov est tout de même aberrant : nous avons plutôt affaire ici à un nationalisme pantouflard, très vaguement sûr de ses effets, convoquant mollement la Russie éternelle. Le propos s’essouffle donc peu à peu, au fil de la navigation, réduisant derechef « L’Arche russe » à un simple exercice de style,
achoppant une dizaine de minutes sur une mazurka endiablée de Glinka (on a entendu mieux…) sans réel motif dramatique ou réflexif, et échouant sur une métaphore fumeuse de l’arche comme symbole de la vie et de ses tourmentes, du caractère éphémère et incertain des choses. Bof !
Au terme de cette visite davantage imposée qu’improvisée, survit la désagréable impression que Sokourov ne désirait justement pas laisser : nous avons manqué d’espace, et quitté les quelques salles intéressantes pour un pur divertissement sans grande conséquence. Ou alors juste un regret et une légère pointe de jalousie : est-ce que, moi aussi, je peux y réaliser un film pour contempler correctement les œuvres de l’Ermitage, sans les hordes de touristes qui les photographient à la va-vite ? Une conclusion certes légère pour un film qui ne l’est pas moins, malgré sa maîtrise technique indéniable.