Enki Bilal est une personnalité à part dans le monde de la bande dessinée car il a su créer des univers aussi surprenants que poétiques, et ce depuis presque 40 ans sur une trentaine de BDs. Avec une telle carrière, il était étonnant qu'il n'est jamais pensé à faire lui-même ou à donner son accord pour une adaptation de l'une de ses œuvres : il a déjà tenté l'aventure du cinéma par deux fois mais s'était basé sur des scénarios originaux pour au final nous livrer deux films très intéressants ("Bunker Palace Hôtel" et "Tykho Moon"). C'est alors avec une certaine excitation que les fans attendaient la première adaptation d'une BD de Bilal, réalisée par le maître lui-même, d'autant plus qu'elle serait basée sur la trilogie la plus appréciée par ses admirateurs : celle de Nikopol (à savoir : « La Femme Piège », « La Foire aux Immortels » et « Froid Equateur »). Mais cette trilogie est-elle réellement adaptable au cinéma ? Bilal y a pensé et a pris la meilleure décision possible pour ne pas trop décevoir les fans et ne pas trop perdre un plus large public par la même occasion : "Immortel Ad Vitam" sera donc une libre adaptation de sa trilogie Nikopol, on retrouve alors le trio qui est au cœur de la trilogie ainsi que quelques personnages secondaires mais l’intrigue a changé. Cependant, "Immortal Ad Vitam" reste bien une œuvre de Bilial à part entière : basé essentiellement sur un postulat de science-fiction qui ne cache absolument pas ces inspirations ("Metropolis", "Blade Runner", "Le Cinquième Élément", "Stargate", "Brazil"), le film n'hésite pas à brasser plusieurs genres (anticipation, thriller, romance) et plusieurs thèmes (corruption politique, croyances, existence de divinités, dangers du clonage, abus des greffes d'organes, eugénisme, la volonté de laisser un héritage). Tout cet ensemble contribue à l'ambiance assez spéciale du film, sorte d'incarnation cinématographique du spleen de l'auteur où la tristesse et le morbide peuvent côtoyer la sensualité et l'espérance. Un vrai melting-pot qui se révèle assez prenant pour qui est un habitué de genres, mais peut être assez indigeste pour les autres. Mais ce qui fait réellement de "Immortel Ad Vitam" un OFNI intéressant, c'est son incroyable visuel. En effet, durant tout le film, où que se portera votre regard, vous tomberez automatiquement sur une trouvaille : qu'il s'agisse des tenues vestimentaires, des moyens de locomotion, des bâtiments, des objets du quotidien, des armes et même des créatures, tout semble avoir été pensé et conçu dans un but bien précis : vous propulser dans un monde improbable et onirique. Bilal se permet aussi, afin d'accentuer l'ambiance si spéciale de son film, de jouer avec toute une gamme de filtres de couleurs : le film est baigne pratiquement entièrement dans le bleu, le vert et le gris, ponctué parfois de belles touches de rouge vif. L’effet est très esthétique et immersif : on a la sensation d’être totalement happé par cette atmosphère poétique et irréelle. Le choix de mélanger acteurs réels et personnages en synthèse peut dérouter aux premiers abords mais demeure finalement assez logique puisqu'il permet de renforce le côté artificiel et froid du monde qui nous est présenté dans lequel la greffe d'organes synthétiques est devenue un sport national. Par contre, ce choix fait que nous n'avons finalement pas beaucoup d'acteurs présents à l'écran : si on pouvait avoir peur de la présence d'une ex-Miss France dans l'un des rôles principaux, on est rassuré par la bonne et surprenante prestation de Linda Hardy. Quand à l'interprète de Nikopol, Thomas Kretschmann, il est tout simplement parfait tant il correspond parfaitement aux héros d’Enki Bilal qui essayent de trouver leur place perdus au milieu d'évènements les dépassant totalement, et son jeu est très convaincant lorsqu'il donne pourtant la réplique à un personnage virtuel. Justement, en parlant d'Horus, le fait qu'il s'agisse de Féodor Atkine (le doubleur français de Hugh Laurie, le fameux Dr House et de Hugo Weaving, l'agent Smith dans "Matrix" et Elrond dans "Le Seigneur des Anneaux") qui lui prête sa voix le rend super classe. Mais ce trio principal laisse finalement peu de place aux seconds rôles, et si on peut comprendre cette démarche pour éviter de parasiter le récit, on aurait pas été contre un peu plus de développement sur les personnages du mystérieux John et du docteur Elma Turner, d'autant plus que l'interprétation de Frédéric Pierrot et de Charlotte Rampling étaient convaincantes. Je vais tout de même terminer sur quelques points qui m'ont un peu chiffonné : 01) même si je peux comprendre la démarche marketing pour vendre le film aux USA, je regrette grandement que l'action soit déplacée de Paris à New York. On pourrait même parler de blasphème tant la capitale française dessinée par Bilal dans la BD (Notre Dame peuplée d'angelots : quelle idée géniale !!) avait un énorme potentiel au cinéma. 02) Autre choix un peu dommageable : pour rendre son récit moins complexe, Bilal a décidé d’omettre pas mal de storylines politiques présentes dans la trilogie d'origine qui auraient pu se révéler intéressantes comme le régime fasciste du dictateur ainsi que l’opposition entre ce dernier et Nikopol. 03) Même si l'aspect visuel du film très peu commun correspond bien à l'univers de Bilal, j'ai peur qu'il rebute pas mal de personnes surtout que certains effets sont plutôt ratés (exemple : le dayac est une créature certes originale et intéressante...mais qu'est-ce qu'il est moche bordel !!)
"Immortel Ad Vitam" est un film ambitieux (trop peut-être ?) mais surtout un véritable hommage qu'Enki Bilal fait à sa propre œuvre et qu'il livre comme un cadeau à ses fans, mais le rendant ainsi moins accessible aux autres. Démarche à la fois brillante et maladroite, cela n'empêche pas le film de posséder une imagerie et une personnalité propres qu'il puise tout autant dans son originalité que dans ses erreurs. Cependant, il s'agit tout de même d'un projet suffisamment rare et exceptionnel au sein du cinéma français pour qu'on se permette de le bouder. Merci Enki !