Pourquoi “La Grande Vadrouille” reste un monument du cinéma français
Télérama : «Sorti il y a tout juste 50 ans, “La Grande Vadrouille”, avec Louis de Funès et Bourvil, est certes une bonne comédie. Mais le réalisateur Gérard Oury en profitait pour pointer aussi une France pas vraiment héroïque. Eclairage, au moment où le film revient en salles en version restaurée 4K.
Émergeant à peine de la brume d'un fameux bain turc, de Funès rencontre Bourvil. Ils cherchent tous deux un parachutiste rosbif à « big moustache ».Conversation in very bad angliche, suivi d'un juron tout à fait hexagonal : « Merde alors ! » La vapeur ne se dissipe pas, mais le malentendu entre nos deux apprentis résistants, si : « Comment ça, "merde alors" ?... But alors, you are french ? »... Indeed, ils sont « french », du fond des chaussettes au sommet du béret.
La Grande Vadrouille est un monument national, un grand cocorico désopilant jeté à la face du monde en 1966. Lequel n'en fut pas bouleversé, contrairement au public français, qui s'est gondolé comme jamais (record absolu d'entrées en salles pendant trente ans) devant le miroir rassurant et bon enfant que lui tendait Gérard Oury.
Grâce au talent de Bourvil et de de Funès, au génie comique du réalisateur, l'histoire de l'Occupation se réécrivait à la blague, mais pas seulement : pas un collaborateur à l'horizon, juste ces gros ballots de soldats allemands, crédules et prompts à la gaffe, infiniment plus proches des ¬légionnaires romains d'Astérix que de l'horreur nazie. Ainsi « désamorcé », l'ennemi pouvait être vaincu, du moins dans l'imaginaire collectif, par un duo de zozos partisans malgré eux, armés de leur seule débrouillardise.
Passons sur Bourvil, le gentil marionnettiste entraîné dans la lutte clandestine parce qu'il est amoureux de la blonde Marie Dubois, et qu'il a le coeur sur la main. En beaucoup plus rigolo, c'est le classique héros discret chanté par le cinéma depuis l'après-guerre, fantasme d'une majorité silencieuse secrètement insoumise, comme celle que vantait René Clément en 1946 dans Le Père tranquille.
Le cas de Louis de Funès est plus ambigu, donc plus intéressant : comme dans presque toutes ses comédies, il incarne un grand bourgeois, un nota¬ble délicieusement égoïste et mesquin. Maestro à l'Opéra de Paris (l'occasion de quelques mémorables séquences sous une superbe perruque ondulée), jouant sans état d'âme sa partition de flagornerie à toute la Kommandantur, il avait tout pour faire un parfait collabo. Seules les circonstances l'arrachent à cet infâme – quoique plus réaliste – destin. Il se retrouve ennemi numéro un de l'occupant, lancé contre son gré sur les routes, d'auberges truffées d'Oberstumpf méchants en couvent plein de bonnes soeurs à cornettes. Et ça l'énerve énormément, le bougre. Il martyrise Bourvil, bredouille des excuses en faux germain, tremble dans son déguisement vert-de-gris.
Pour faire digérer son Vichy à la France des années 60, Oury y ajoute, à dessein, quelques gouttes de sirop de fraise : ce personnage, gagné à la bonne cause par la grâce du hasard (la rencontre avec un ¬officier anglais égaré), est un vrai cheval de Troie. Introduit par un scénario malin dans la comédie cocardière, le trio Gérard Oury, Danièle Thompson et Marcel Jullian ne lui fait pas de cadeau. Prêt à dominer autrui dès que possible (dans l'un des meilleurs gags du film, il fauche ses chaussures à Bourvil), mais à s'écraser devant l'autorité à la moindre occasion, le comédien incarne, presque clandestinement, une vision beaucoup plus pessimiste de notre bonne vieille France. La compromission, le marché noir ou les dénonciations ne sont pas très loin. À la lisière du regard si drôle, si veule, de Louis de Funès devant l'uniforme.
La Grande Vadrouille est sorti quatre ans avant Le Chagrin et la Pitié, le documentaire de Marcel Ophuls qui secoua pour la première fois l'amnésie de notre pays sur ses responsabilités. Et si le plus hilarant de nos comédiens populaires en avait finalement été l'éclaireur ? « But alors, you are french ? » Hélas, oui. »
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