On ne s'éloigne pas vraiment des gros clichés américains du cinéma (le père qui élève seul sa fille, est orphelin et veuf, et comme si ça ne suffisait pas, est noir dans une société raciste; la mère de famille bien sous tout rapport; les femmes au foyer commères, étroites d'esprit et langue de vipère; et j'en passe...) mais pourtant Far from Heaven est un vrai moment de subtilité. Le film nous plonge dans les années 50, dans une Amérique puritaine et conservatrice, où les noirs n'ont pas encore été émancipés, où les femmes n'existent qu'à travers leur mari, et où on soigne les homosexuels... Sur une période aussi marquée par les ségrégations de tout genre, comment ne pas faire des personnages stéréotypés ?
Et Todd Haynes, si l'on peut d'apparence trouver sa démarche facile ou vue et revue, nous offre en mélangeant tous ces thèmes de société un véritable bijou de poésie, une fable filmée. Bien sûr il dénonce l'injustice terrible qui régit à l'époque la condition de la femme (Cathy est blâmée quand elle sympathise avec un homme de couleur alors que son mari s'autorise, lui, à écouter son coeur et son amour homosexuel en divorcant peu de temps après), celle des noirs (est-il besoin de développer ?), et la toute-puissance du qu'en dira-t-on. Mais au delà de cette dénonciation habile et efficace, Far from Heaven est aussi une pomade pour le coeur. Mettant en scène l'évasion que s'apportent mutuellement deux personnes que tout oppose et que la societé refuse de voir réunies, Todd Haynes entoure son film d'une magnifique atmosphère de bienveillance. Tout semble doux et poétique lorsque Mme Whitaker et M. Deagan sont réunis. De leurs conversations, qui sans tomber dans de la philosophie de comptoir indigeste sont pleines d'humanité, à leurs regards habités, tout participe à ce climat délicat. Le film réussit en fait la lourde tâche d’apaiser les cœurs. Certains passages réussissent à effleurer l'universel, à parler à chacun d'entre nous. Cette bienveillance n'est sûrement pas étrangère à la présence au casting de Dennis Haysbert. Je suis surprise qu'il soit un habitué des petits rôles, car il dégage une classe et une humilité exceptionnelles qui répondent parfaitement à la beauté du personnage qu'il incarne. Juliane Moore en "femme-vitrine", qui ne laisse rien paraître de ses douleurs, livre une belle prestation. Le film est en plus doté de beaux décors, de belles couleurs, et d'une réalisation qui, tout en restant académique, est très soignée. On assiste à cette fin, douce et tragique à la fois, avec une belle mélancolie, un sentiment d'injustice qui n'est pas de la haine ou de la colère, non, car on est bizarrement apaisé. A voir.