Depuis « Les nuits de Chicago » sorti en 1927 sur les écrans et qui est pour beaucoup l’initiateur du film de gangsters très présent sur les écrans dans les années 1930 (films produits notamment par la Warner), Josef Von Sternberg est l’un des réalisateurs phares de la Paramount. Pour « Les damnés de l’océan » qui sera l’un des derniers films muets (le film sorti parallèlement à « Singing fool » de Lloyd Bacon avec Al Jolson sera condamné à l’insuccès), la Paramount confie à Sternberg une histoire d’amour prosaïque située dans le contexte ouvrier des marins encore très rude à l’époque. Il faut rappeler que Frank Borzage pour la Fox vient de réaliser, avec « L’heure suprême », « L’ange de la rue » et « L’isolé », trois chefs d’œuvre du mélodrame avec l’inoubliable Janet Gaynor en vedette. Une Janet Gaynor qui a aussi illuminé de son visage gracile et de son regard pénétrant « L’Aurore », autre chef d’œuvre de la Fox, cette fois-ci réalisé par Friedrich Wilhem Murnau fraîchement débarqué de son Allemagne natale.
On pourrait donc voir dans « The docks of New York » une volonté de s’inscrire dans ce qui semblerait être un courant naissant si l’arrivée du cinéma parlant n’était pas venue complètement bouleverser le paysage cinématographique. Josef von Sternberg étant un réalisateur du réel, le scénario signé par Jules Furthman qui travaillera à huit reprises avec lui, prend donc pour cadre l’activité portuaire de la ville de New York très finement décrite par Sternberg et magnifiquement mise en image par Harold Rosson. Une histoire d’amour toute simple on l’a dit qui au sein du Sandbar, une gargote à marins assez sordide, met en présence deux solitudes qui n’avaient à priori pas d’autre destin commun qu’une éventuelle nuit d’amour tarifée.
Bill (George Bancroft déjà présent sur « les nuits de Chicago ») est un solide gaillard, dur au mal qui n’a pas son pareil pour enchaîner les pelletées de charbon dans la cale surchauffée des navires marchands à bord desquels il loue sa force de travail. Une force physique qui lui apporte une aura parfaitement rendue dans une superbe scène d’ouverture où Von Sternberg fait montre de son talent pour magnifier les machines et les corps au travail. L’arrivée au port, aboutissement de l’exultation des sens, est attendue avec impatience par tout l’équipage. Sur le quai qui mène au lieu de rendez-vous habituel,
Bill sauve une jeune femme qui vient de se jeter dans les eaux noires du port. En deux temps et trois mouvements, les biceps saillants du marin pressé déposent Mae (Betty Compson diaphane et troublante à souhait) sur le lit situé au premier étage de l’auberge crasseuse.
Les festivités peuvent commencer pour Bill qui est aussi actif à descendre les barils de bière qu’à enfourner les boulets de charbon dans une chaudière. La jeune femme revenue de son tragique destin fait alors son apparition pour découvrir celui qui l’a sauvée. Si le désespoir n’a pas disparu, Mae a rapidement les yeux de l’amour pour celui qui l’a rendue à la vie et la charme par sa force et son assurance. Échapper à une mort certaine n’est sans doute pas le seul fruit du hasard et peut-être celui qui est tout en haut lui envoie-t-il un signe ? Mais l’alcool et l’agitation ambiante ajoutées à une solide rusticité n’aident pas Bill à décrypter ce qui se lit pourtant aisément dans les yeux tout à la fois conquis et inquiets de Mae dont Sternberg qui n’a pas encore trouvé « sa Dietrich » sait peut-être instinctivement qu’elle se trouve à la jonction entre ce qu’il entrevoit de sa future muse et les femmes-enfants venues du cinéma de Griffith et de Chaplin que sont les Lilian Gish, Mary Pickford et autres Janet Gaynor. C’est par un des défis fantasques qui naissent dans les cerveaux embrumés peuplant ces lieux de perditions que Bill propose à Mae de l’épouser sur le champ devant une assemblée hilare. Un pasteur est rapidement déniché pour donner un minimum de crédibilité à l’affaire. Entre temps,
Lou une prostituée mariée au capitaine du steamer où officie Bill, interprétée par Olga Baclanova (passée à la postérité pour son rôle court mais horriblement tragique dans « Freaks » de Tod Browning), tente de dissuader la jeune femme en arguant de son triste exemple d’épouse délaissée finalement obligée de reprendre le commerce de ses charmes. Elle lui confie toutefois son alliance avec pour mission d’en faire meilleur usage.
La croisée des destins et la mise en exergue de leurs points de rupture qui se font jour dans l’ambiance surchauffée du Sandbar sont typiques du cinéma à venir de Sternberg qui en fera l’un des arguments centraux des films où Marlène Dietrich devenue une icône sexuelle fera tourner les têtes et embrasera les pulsions. Si la sexualité est bien présente dans le corps narratif, elle n’a ici qu’une fonction roborative, permettant au lumpenprolétariat enchaîné à une économie pas encore soumise aux lois sociales de reconstituer à bon compte la force de travail nourrissant les profits des capitaines d’industrie. Bill et Mae que le hasard a fait se rencontrer ont sans aucun doute une maigre chance de s’éjecter ensemble de la vie infernale de ces « Damnés de l’océan ». Sternberg et Furthman ne veulent sans doute rien exprimer de plus que cette fragile lueur d’espoir qui se fait jour à la toute fin du film.
Une touchante histoire d’amour qui décrit tout à la fois avec réalisme et poésie la condition ouvrière d’une époque que l’on peine à imaginer avoir existé au sein de nos sociétés occidentales rompues à un système capitaliste qui a depuis, la technique aidant, largement sophistiqué le mode d’exploitation sur lequel il a été bâti. Dès son retour à Hollywood avec Marlène Dietrich, Josef Von Sternberg s’éloignera de la veine réaliste qui avait marqué ses débuts pour consacrer son art à la mise en valeur de sa muse dans les décors somptueux d’un kammerspiel exotique dont il sera le tenant talentueux mais aussi exclusif, fidèle à son propre adage cité dans son autobiographie (« Souvenirs d’un montreur d’ombres » paru en 1966) : « L’art est la compression d’une puissance infinie et spirituelle dans un cadre restreint ». Là sont toute sa grandeur et sa singularité.