Nouveau changement d’horizon pour Scorsese, qui nous propose carrément un bond en arrière de 1988 ans, et d’observer les derniers instants avant la « fameuse » crucifixion du messie.
Toujours porté par le réalisme du sujet qu’il filme, cette vision des derniers instants de Jesus ne pouvait qu’être troublante.
Plutôt que l’image publique d’un dieu parfait sous tout rapports, Scorsese choisit d’en faire … Un vulgaire humain. Assailli par les doutes, les désirs, des regrets, « des péchés »; une seconde lecture plus réaliste et triviale de la vie de Jesus – de Dieu ! – écorchant forcément le puritanisme perpétué par deux millénaire de dogmes. On comprend aisément ce qui a pu mener le film à être la cible de menaces, et l’instigateur d’attentats (un cinéma brûlé, un mort, rien qu’en France). Cela rappelle d’ailleurs lointainement, que ce fameux doute vis à vis de la religion fut la cause de nombreuses guerres, aujourd’hui encore…
Toutefois, si LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST ne fonctionne pas, il m’a semblé que cela était plus lié aux auteurs Paul Schrader (scénariste) et à Martin Scorsese eux mêmes, qu’à un problème de fond;
L’écriture de Schrader fonctionne sur un principe simple: confronter un contexte à des comportements humains et réalistes. la mise en scène de Scorsese inscrit les personnages et leur intime au sein d’un environnement réaliste et immersif. Leurs enjeux sont ainsi définis – non pas par un scénario tel qu’on peut le concevoir, mais par la réalité à laquelle les personnages appartiennent, et ne peuvent s’extraire. Si cette formule fonctionnait si génialement dans Taxi Driver et Raging Bull, c’est d’un coté grâce à la maîtrise des auteurs de leur propre histoire/culture, et de l’autre par l’intime et les obsessions personnelles qu’ils transmettaient à leurs personnages (la fascination pour la rédemption, le rapport à la femme); si par exemple, le New York de Taxi Driver parait toujours si viscéral, c’est parce qu’il retranscrit au delà de son époque, quelque chose plus enfoui, un schéma définissant par l’intime et les destinées individuelles, les valeurs et la culture américaine. C’est la base de l’écriture de Paul Schrader, et par extension, des films de Scorsese.
Mais en transposant ces traits à l’histoire de Jesus, le cinéma des deux hommes perd cette composante primordiale qu’est le contexte. Le seul véritable enjeu de LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST, par conséquent, est d’observer comment les auteurs parviennent à transmettre leurs propres personnalités et obsessions intimes à des personnages somme-toutes fonctionnels, puisque « définis et avérés ». Pas par n’importe quel matériau; par LA BIBLE.
À cela on rajoute que les deux artistes avaient trouvé en Robert De Niro le réceptacle idéal pour exprimer leur schizophrénie existentielle. Ici, Bien qu’on apprécie beaucoup Willem Dafoe, l’acteur ne semble pas toujours comprendre ou emmener son personnage, réduisant parfois Jesus à de l’hébétude soumise. Idem pour le reste du casting, évoluant entre interchangeabilité et fonctionnalisme – la faute à un manque palpable de considération de la part d’un script centré sur Jesus. On exceptera Judas et Marie Madeleine, rôles pivots mais malheureusement peu étoffés, et donc interprétés avec peu de conviction par les intenses Harvey Keitel et Barbara Hershey. De plus, le fantastique inhérent à ce récit biblique ne peut se parer des atours définissant le cinéma des deux hommes, rendant souvent ridicule sa propre représentation. Effets spéciaux non maîtrisés, excès de dialogues explicatifs, ambiance sonore datée… Constater ces éléments casse immédiatement l’immersion, pourtant si travaillée.
Difficile donc pour le spectateur, de construire de l’empathie envers quiconque ou de se sentir happé par un univers inscrit dans une reconstitution très théorique réalisée à partir d’un matériau fantastique difficile à rendre concret. Loin d’être des détails, cela diminue considérablement l’immersion, l’intérêt que l’on peut porter au film et la crédibilité de l’ensemble.
C’est dommage car dans le fond, il y a des choses passionnantes; Schrader créée par son écriture, un décalage certain en opposant modernité, intime et réalisme, avec ce conte fantastique qu’est celui des derniers jours de la vie de Jesus. Un décalage prenant des atours de discours métaphysique confrontant le concret, l’envisageable, et le mystique dans un dialogue entre Jesus… et lui même; un raisonnement sur la place du réel (l’Homme, ses désirs, ses actions, ses sentiments) par rapport à l’abstrait (la religion, la destinée, la notion de choix, les sentiments). Ui trouve dans chaque interaction, matière à interprétation et à réflexion. Ce postulat trouve son paroxysme dans le climax du film, qui SPOIL voit Jesus vivre une vie normale, construire une famille et un quotidien loin de toute destinée messianique. Hors sur son lit de mort, lui apparaît la vérité; cette vie alternative est l’oeuvre du malin, d’un Satan ayant pris corps pour accompagner la disparition d’un symbole éternel d’espoir. Telle est la dernière tentation du Christ : succomber au péché originel: l’envie.; une introspection « divine », une ultime « relecture », qui si elle manque un peu d’intérêt, de suspens et de rythme d’un point de vue cinématographique, ne manque pas de surprendre par son audace teintée de logique et de respect.
Puis il y a un autre point de vue sous cette ultime scène, celui de Scorsese, lui-même:
Et s’il s’agissait de l’illustration mégalomane et tardive d’un questionnement existentiel vieux de vingt ans, lorsque le réalisateur hésitait encore entre devenir prêtre (oui), ou embrasser une carrière artistique ?
On peut imaginer Scorsese se posant cette question:
« si je deviens religieux, ne vais-je pas regretter la vie que je ne vivrai jamais ? »
En bref, LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST est un film OVNI, jamais passionnant car plombé par un rythme trop lancinant et une certaine prévisibilité (forcément, le film est adapté de la bible), de même qu’un manque flagrant d’empathie, et de crédibilité.
Pourtant, le film propose tout de même un postulat passionnant: une vision ultra-réaliste du « conte fantastique » qu’est la vie de Jesus ! Pourtant en fin de compte, LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST ne remet jamais en doute la religion elle même, mais questionne l’humain et son rapport au mystique, dans la volonté de comprendre l’inconcevable en le ramenant à des considérations triviales.
LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST a été chroniqué dans le cadre de la rétrospective consacrée à Martin Scorsese par le Festival Lumière 2015, pour laquelle nous sommes revenus sur l’oeuvre du cinéaste