C'est l'adaptation, libre et "francisée", d'un roman noir américain de Jim Thompson, "Hell of a Woman". Le livre est sorti en France dans la fameuse collection "Série noire" de Gallimard, sous le titre "Des cliques et des cloaques", qui donne assez fidèlement le ton de l'histoire… Si le nom de la collection française a été pudiquement préféré au titre du livre pour l'exploitation du film, le profil du personnage a été conservé, profil type de l'anti-héros de roman noir, petit loser qui va fatalement au devant de grands problèmes, qui s'empêtre de plus en plus tragiquement dans une vie qu'il ne maîtrise jamais. Ce profil est ici transcendé par la performance unique et hallucinante de Patrick Dewaere. C'est lui qui nous fait décoller du glauque et du misérable pour toucher au pathétique sublime des losers magnifiques. Difficile d'imaginer rôle plus "habité". Porté par une énergie folle, par un désespoir électrique, il est d'une expressivité stupéfiante. Le regarder évoluer pendant près de deux heures dans ce film est en soi une expérience de cinéma, totalement imprévisible et totalement fascinante. Dewaere a souvent campé dans sa carrière le même type de personnage : paumé et agité, fougueux et fragile, écorché vif et borderline. Ici aussi, avec un côté mytho et schizo en plus. Autour de lui, d'autres personnages qu'on pourrait qualifier de "céliniens", interprétés par d'excellents acteurs : Bernard Blier, Myriam Boyer et Marie Trintignant dont c'est le premier rôle à l'écran en dehors de ses apparitions dans les films de sa mère, Nadine. Elle avait 16 ans à l'époque. Présence peu bavarde mais vraiment troublante.
Côté adaptation et réalisation, Alain Corneau, dans les années 1970, reprenait le flambeau de Jean-Pierre Melville en matière de polar/film noir à la française. L'adaptation est cosignée avec Georges Perec, l'écrivain, que l'on n'imaginait pas dans ce registre de cinéma. Il s'est surtout occupé des dialogues dont il a teinté la noirceur de touches absurdes ou vaguement surréalistes, qui font parfois sourire et donnent une finesse particulière au scénario. Concernant la réalisation, Corneau y est allé franchement, sur le vif, inspiré par le Nouvel Hollywood en général et par le Mean Streets de Scorsese en particulier. Sa caméra est le sismographe des émotions du personnage principal. Elle nous fait ressentir avec les tripes l'angoisse cauchemardesque qui l'étreint, tout en faisant jaillir miraculeusement, et plus largement, ce que Bertrand Tavernier appelait le "lyrisme du sordide" et la "poésie du dérisoire". Poésie du terrain vague, de la grisaille banlieusarde, où le personnage de Dewaere se rêve, au début du film, en héros de film d'action. Formidable entrée en matière avec, en décor de fond, l'enseigne d'un magasin Printemps, évocateur d'une saison comme oubliée ou improbable.
On notera par ailleurs l'absence de BO dans ce film épuré jusqu'à l'os, mais pas l'absence de musique. On y entend, via la radio écoutée par les personnages, quelques tubes de variété qui contrastent, là aussi furieusement, avec le cadre de vie.
Au final, tout dans cette Série noire 100 % poisseuse laisse une impression durable. Le parfum des abîmes urbains, une sensation de vertige, un romantisme violent et déchirant, le regard fou de Dewaere et le regard vide de Trintignant.