Deuxième volet de sa trilogie consacrée à la cavalerie américaine, John Ford nous plonge une fois de plus dans les coulisses de ce corps d’armée prestigieux, au passé historique aussi bien glorieux que tumultueux, mais avec une sincérité et un respect toujours aussi intacts.
Dans Le Massacre de Fort Apache, premier opus réalisé en 1948, le réalisateur de westerns par excellence avait transposé la bataille de Little Bighorn, le 25 juin 1876, en prenant certaines libertés historiques, en commençant par la modification des identités des principaux protagonistes. La Charge héroïque étant le deuxième opus de la trilogie, il semble donc logique que son action se déroule directement après celle du premier film.
Ainsi, après la défaite de Custer et de son 7ème régiment de cavalerie, la tension s’intensifie sur les frontières de l’Ouest, et les tribus indiennes, fortes de leur victoire, se regroupent et concluent une alliance pour écraser définitivement l’invasion américaine. Dans un poste-avancé isolé sur les plateaux désertiques de Monument Valley, le capitaine Nathan Brittles, incarné par John Wayne, est près à prendre sa retraite. Mais face à la menace d’une attaque imminente, l’officier vieillissant accepte de mener une ultime mission et de rendre visite à son vieil ami, chef de tribu indienne, pour tenter d’empêcher un massacre qui se profile.
Pour donner vie à cette épopée, John Ford s’inspire s’abord de l’écrivain James Warner Bellah, actif des années 1930 aux années 1950, et dont les écrits sur la cavalerie et les Indiens s’inscrivent parfaitement dans l’univers historique et militaire raconté par le réalisateur. Ford puise également son inspiration dans les tableaux du peintre réaliste américain Frederic Remington, connu pour ses œuvres picturales qui décrivent la vie quotidienne dans l’Ouest américain.
L’aspect documentaire du premier opus est récupéré pour La Charge héroïque, avec une grande attention portée sur la vie quotidienne d’une garnison et des hommes qui la composent, qu’ils soient entre les murs d’un fort destiné à protéger les frontières encore insoumises de l’Arizona et du Texas, ou en patrouille dans les contrées reculées et dangereuses du grand Ouest. John Ford dresse donc le portrait d’une galerie de personnages aux caractères et tempéraments variés : des officiers sages et respectés, des sous-officiers jeunes et impétueux, de vieilles recrues parfois tourmentées par des addictions (l’alcoolisme étant une pathologie souvent présente dans les films de Ford), mais également des femmes, belles et insoumises, comme a l’habitude de les présenter le cinéaste.
Une fois encore, Ford met l’accent sur la fraternité et l’union au sein des communautés militaires et sur l’importance des traditions, le titre original « She Wore a Yellow Ribbon » faisant directement référence au ruban jaune (que l’on peut d’ailleurs voir dès le générique du début, flottant fièrement dans l’air) porté dans l’attente du retour d’un être cher ou de soldats en guerre à l’étranger.
Toutefois, et c’est là où on peut constater l’une des facettes du talent éternel de Ford, le réalisateur ne tombe pas dans une vision idyllique et niaise à base de grands sentiments débridés et de stéréotypes, mais réussit à décrire simplement, avec réalisme, empathie et tendresse, la vie d’hommes et de femmes partageant les mêmes valeurs d’entraide et de tolérance au sein d’une communauté reculée. Un hommage émouvant à ces cavaliers qui ont façonné l’histoire des Etats-Unis et qui sont si souvent payé le prix du sang. Comme disait le critique britannique Lindsay Anderson, spécialiste de la filmographie fordienne, « faire des films qui témoignent de tant d’amour pour les traditions militaires sans être militariste relève de l’exploit ».
Le titre français « La Charge Héroïque » est trompeur et n’est pas vraiment représentatif du film : s’il y a de nombreuses scènes d’action, il n’y a pas vraiment de charge. De plus, on relève peu de morts ici exceptés trois trafiquants d’armes. Même la pseudo charge finale, qui est plus un vol de chevaux qu’une véritable attaque, ne compte aucun mort et pas même un blessé.
L’émotion primant sur l’action est un credo des films fordiens : le spectateur avide de « charges héroïques » sera sans doute déçu tant les batailles sont rares et expéditives. Néanmoins, l’action n’est pas pour autant totalement absente. En effet, le film s’ouvre directement sur une superbe chevauchée d’une diligence emballée et sans conducteurs, puis se termine par la fameuse charge pleine de fougue et de vigueur. La scène de la poursuite de Ben Johnson par les Indiens est même tellement parfaite que John Ford la retourne quasiment telle quelle dans Le Convoi des braves l’année suivante, sans presque y changer un angle de prise de vues.
L’une des plus belles richesses de La Charge Héroïque est sa photographie : dirigée par Winton C. Hoch, qui a déjà travaillé pour Le Fils du désert, western fordien réalisé l’année précédente, son technicolor, ses plans et ses cadres prouvent une réelle maîtrise, récompensée avec mérite par l’Oscar de la meilleure photographie en 1950. Ford filme avec une admiration sans bornes les troupeaux de bisons, les beaux paysages de l’Ouest, s’attachant comme toujours à sa marque de fabrique, l’imposant rocher de Monument Valley.
Dans ce décor grandiose et désertique, le danger rôde toujours : ce sont les Indiens qui guettent en haut d’une colline, filmés de profil ou de dos, se détachant au premier plan et laissant peser une sourde menace sur la cavalerie qui chemine tranquillement dans la plaine. Mais si Ford a longtemps été taxé de racisme par la postérité, et surtout par des individus qui n’y connaissent rien, La Charge héroïque est un nouvel exemple de ce jugement biaisé.
En effet, Ford emploie pour figurants, dans ce western comme dans les suivants, les Indiens Navajos afin de tenter de les faire sortir de la misère. Au lieu de se livrer à une peinture d’un ennemi indien sanguinaire, il peint une nation fière, victime elle aussi de ses contradictions, les jeunes refusant d’écouter leurs aînés. Le discours final entre le capitaine Brittles et le chef indien est d’ailleurs très émouvant et témoigne d’une vieillesse lasse de la guerre, qui est désabusée et désespérée face aux volontés belliqueuses d’une jeunesse impétueuse et orgueilleuse, d’un côté comme de l’autre. On retrouve d’ailleurs ce conflit générationnel dans Little Big Man, vingt ans plus tard. Le racisme dont a été longtemps accusé Ford est d’autant plus injuste que son amitié avec des tribus apaches était connue de tous. Pour le cinéaste, la création de la nation américaine ne pouvait se faire contre les Indiens, mais avec eux.
De plus, aux codes d’un genre qui voulait que les Indiens ne soient que des visages anonymes, massacrant à tout va ceux qui avaient le malheur de se trouver sur leur chemin, Ford ajoute des nuances et décrit ces tribus avec beaucoup plus d’humanité. D’abord, il rappelle, par l’intermédiaire du seul véritable méchant du film (un trafiquant d’armes), la traîtrise de certains Blancs, qui se retournent contre leur propre camp par goût du profit. Le cinéaste n’hésite pas non plus à stigmatiser la lâcheté de ceux qui, plutôt que d’affronter les Indiens, préférèrent les anéantir en en faisant des alcooliques, comme il l’avait déjà fait dans Le Massacre de Fort Apache.
Certaines scènes du film sont particulièrement réussies. On peut notamment penser à celle, célèbre et élégiaque, d’une exceptionnelle tendresse, au cours de laquelle dans un incroyable crépuscule rougeoyant de studio, le capitaine Brittles se rend sur la tombe de son épouse décédée pour lui raconter ce qu’il a fait de sa journée. Une ombre apparaît et monte sur la pierre tombale, c’est celle d’Olivia, émue, venant lui apporter des cyclamens. Il y a aussi cette séquence au cours de laquelle John Wayne, effectuant son dernier passage des troupes en revue, reçoit de ses hommes une belle montre en argent. Pour y lire l’inscription gravée à l’intérieur, il chausse de petites lunettes, celles-ci n’arrivant cependant pas à cacher les larmes qui lui montent aux yeux (l’idée des lunettes a été improvisée par l’acteur lors du tournage de la scène).
Dans son récit, Ford ne cède en aucun cas à l’exaltation d’un héros sans peur et sans reproche : ce sont des hommes simples et ordinaires qui sont les véritables héros fordiens. L’exemple parfait en est le sergent Quincannon, personnage secondaire interprété par un vieux complice de Ford, Victor McLaglen, dont le goût pour la bouteille est affectueusement souligné, jusque dans la longue bagarre qui l’oppose aux soldats venus l’arrêter. Cette scène plutôt inutile flatte à la fois le sens du burlesque de Ford, mais aussi ses racines irlandaises. Même le capitaine Brittles est bien loin du valeureux cow-boy qu’on s’imagine incapable de s’émouvoir ou de discuter longuement sur la tombe de sa femme en y plantant des fleurs. De même, les personnages fiers et virils habituellement campés par le Duke semblent être à des années-lumière de ce capitaine tendre et vieillissant. Il s’agit peut-être là de l’un des plus beaux rôles de sa carrière, ou au moins le plus émouvant. Cette interprétation est faite de petites touches, une certaine manière de chiquer, de fumer, de se racler la gorge et de répéter des phrases devenues célèbres comme « Ne vous excusez pas, c’est un signe de faiblesse ». Une performance qui montre encore une fois que John Wayne possède une plus large palette d’émotions et de registres que le commun des mortels lui connait, et qu’il reste à tout jamais comme l’un des plus grands acteurs de l’histoire du cinéma américain.
Aux côtés de John Wayne, acteur par excellence de John Ford, et de Victor McLaglen évoqué plus haut, on retrouve aussi la pétillante Joanne Dru dans le rôle d’Olivia Dandridge, la nièce du major Mac Allshard courtisée par le lieutenant Cohill (John Agar) et le sous-lieutenant Ross Pennell (Harry Carey Jr.). Les fans des westerns fordiens avaient déjà pu apercevoir l’actrice dans La Rivière rouge, où elle jouait le rôle de Tess Millay. Ici, à la différence du film d’Howard Hawks où elle n’apparait qu’à partir de la deuxième partie pour jouer environ et au total une petite vingtaine de minutes, Joanne Dru obtient l’un des principaux rôles. Tiraillée entre les sentiments des deux officiers, la jeune femme parvient à conserver sobriété et dignité dans un rôle pourtant empreint de romantisme. Le second rôle féminin est celui de l’épouse du major, interprétée par Mildred Natwick, qu’on a déjà pu voir l’année précédente dans le rôle de la défunte mère du Fils du désert.
De tous les westerns de Ford, La Charge héroïque est le plus crépusculaire, le plus mélancolique, le plus émouvant. La comparaison est peut-être osée, mais ces caractéristiques peuvent donner l’impression que La Charge héroïque fait écho au glas du genre western sonné par L’Homme qui tua Liberty Valence, en 1962, également réalisé par John Ford.
Quoiqu’il en soit, La Charge héroïque est aussi l’un des films les plus contemplatifs de Ford, qui s’attarde davantage à filmer les paysages de Monument Valley et le visage de son acteur de prédilection, que les scènes d’action. Célèbre pour la splendeur de son Technicolor, La Charge héroïque est enfin un film d’une grande beauté picturale, auquel Ford semble avoir accordé une attention esthétique particulière. Enfin, la belle composition de Richard Hageman, mélange de thèmes tendres, épiques et de chansons traditionnelles, est elle aussi d’une grande beauté.