Si l’on doit s’étonner de l’existence d’une comédie américaine de 2h24 sortie en 1972, c’est qu’on n’est pas prêt à visionner la machine à baffes qu’est Avanti!, et c’est tant mieux : tout s’apprécie dans la surprise. Les comédies classiques américaines sont une couche épaisse de bric-à-brac au fond de laquelle des diamants se sont formés. En dénicher un, ça ne s’oublie pas, surtout dans le sous-genre risqué des comédies à choc culturel.
C’est aussi un genre de niche car le sujet est sensible : rire de ceux qui sont de l’autre côté de la mer, ce n’est pas à la portée de tous, même si l’on a le bras long et une bonne filmographie derrière soi. En fait, la distance entre deux pays est souvent la même qui sépare les scénaristes de manières spirituelles de la représenter. Quand l’Américain typique de Jack Lemmon embarque dans un avion l’air pressé, qu’il achète un costume au pied et au bras levé puis râle sur le douanier sur fond de quiproquo jouant sans profondeur avec les strates socio-professionnelles, on a de quoi sentir venir ce type exact de calamité.
En 1972, les relations internationales avaient cette saveur de nouveau monde suscitant l’intérêt du grand public et permettant qu’elles soient recouvertes de cette pellicule cinématographique en laquelle on ne reconnaissait pas encore d’ostracisation. Une gageüre sur le long terme car, si les mentalités ne voyaient encore aucun mal à faire des blagues sur les étrangers, on n’avait pas encore appris à y discerner les ficelles qui deviendraient des clichés et dont Avanti! aurait parfaitement pu se trouver infesté après quelques décennies. Tout cela pour dire – étant donné l’éloge que je m’apprête à en faire – la petitesse du trou de souris où il se glisse ; considération qui chapeautera inévitablement toute analyse en profondeur digne de ce nom.
Contraste américano-italien oblige, Wilder commence par faire rire d’un point de divergence facile : le café. Une mise en bouche désastreuse pour Lemmon (puisqu’il n’en supporte pas le goût) qui en est une de choix pour un spectateur à qui l’on fait honneur : les disparités gustatives d’un pays à l’autre ne sont pas le clin-d’œil le plus recherché, mais pas non plus le plus transparent ; le scénario s’engage par là même sur une voie pavée de références culturelles et politiques appelant à ne pas rire trop fort de ses bons mots si l’on veut avoir le temps d’en méditer le sens.
”Carlo Carlucci: While you are here, maybe you should take some mud baths.
Wendell Armbruster: No thanks, I had one on the train.
Carlo Carlucci: On the train?
Wendell Armbruster: I drank it. They call it espresso.”
Cette intelligence sérieuse de l’écriture, anecdotique pendant un temps, sera confirmée par l’utilisation très large de l’idiome italien par Clive Revill – acteur dont ni la posture ni l’accent ne laissent trahir qu’il n’est pas italien ni italophone de naissance.
Obligeant directeur d’hôtel de son état, Revill rejoint Gabin et Whitaker au panthéon des plus merveilleux personnages de majordomes comme, en sa qualité de supervalet, il prolonge l’écartèlement des classes sociales afin que le film en tire sa sève ; on n’imagine guère Mastroianni faire mieux, lui à qui l’on réservait originellement le rôle.
En guise de continuation, aucun personnage n’est plus ou moins soigné en fonction de son temps d’apparition, à croire qu’on laissait aux interprètes toute la tâche de tirer la couverture à eux, ce qu’ils font de bonne grâce jusqu’à marquer l’esprit par l’attachement à leurs traits uniques à tous : Revill pour sa serviabilité, Lemmon pour son humeur, Juliet Mills pour les idées nouvelles qu’elle importe et transpose doucement avec cet air britannique tellement cinégénique mêlant affectation et ouverture d’esprit.
Mills et Lemmon tiennent le duo iconique d’Avanti! dont le rôle un peu fortuit est d’amener deux nouveaux chocs, un d’âge et un autre de culture : lui Américain presque cinquantenaire, elle Britannique à peine trentenaire. Comme si cela ne suffisait pas à maximiser les antagonismes, leur aventure conflictuelle et bavarde se superposera et s’opposera à celle de leurs parents, dont la mort est la cause de leur rencontre en Italie et dont l’histoire se joue plus poétiquement car son transport est le silence : des pas retracés et redécouverts de parents mal connus qui faisaient leur vie ensemble sans déranger personne.
Une réflexion sur la mode est aussi proposée comme Mills a dû prendre 25 lbs (11 kg) pour le rôle et que, dissimulé sous le prétexte d’en faire de la dérision (tell the fat-arse I’m coming *), ce détail révèle une partie du malaise créé par les nouvelles pressions sociales à plusieurs échelles : en assumant totalement le fait que Mills a été engraissée par les studios dans tous les sens du terme, le film participe à la démystification de la perfection hollywoodienne et donne à l’actrice une place de choix dans le processus de désobjectivisation de la femme-star.
→ * Cette phrase (”dites au gros cul que j’arrive”) pourrait résumer tout ce que je promeus dans mon analyse. ”Arse” est une variante très britannique du mot ”ass”, ironique dans la bouche de l’Américain. La phrase renferme par cette insolence la désacralisation d’une politesse compassée jusque là indéboulonnable. Le film retient de ce fait une partie de ce que l’évolution des mœurs signifiait pour ceux qui n’y prenaient pas part… ce qu’un hasard incroyable achève de figer dans son contexte historique : le mot ”arse”, depuis la sortie du film, est devenu vulgaire.
Malgré ses mixités et ses confrontations à double-sens, le film n’a rien d’hippie. C’est en fait une histoire résolument ancienne école ; voire, elle se plie à 68 à contrecœur. Wilder a d’ailleurs donné pour la produire tout ce qui lui restait d’énergie comique : à 64 ans, il ne réaliserait que trois autres films mal accueillis. Mills a la chance de représenter (de et avec justesse, tantôt grâce au réalisateur, tantôt à son insu) un carrefour intra et extra pelliculam parce qu’elle est ouverte, libérale, puis topless.
”Osé”, auraient dit les compatriotes de Mills en anglais dans le texte. Montrer un corps nu faisait déjà trembler les censeurs, mais s’en servir comme d’un procédé comique relevait carrément de la science-fiction. C’est cette exploitation de la nudité plus que la nudité en soi qui, ironiquement, fait que les scènes restent aujourd’hui surprenantes.
En cela, les deux acteurs sont sensiblement désaccordés, car même si Lemmon joue le jeu du nudisme et surexplique exquisement sa position ”pas si fermée que ça à la libération sexuelle”, il n’en reste pas moins une figure hautement conservatiste représentant la survivance de l’amour courtois états-unien à la Astaire et le vieillissement de la première génération capitalisto-globalisée. Le contraste participe bien sûr à l’effet comique : humour grivois et humour noir sont les armes de l’autoparodie sensée.
”Wendell Armbruster: Come on. You can dig up a couple of coffins.
Carlo Carlucci: You want second-hand coffins?”
Ce n’est pas au hasard que je laisse glisser des grands mots dans une chronique déjà autant portée sur l’analyse du contexte que de l’œuvre elle-même : si elle n’a pas vraiment cure des réalités et appelle avant tout à rire, elle est fortement intercontextualisée et ne se lasse pas de rappeler au spectateur qu’il dispose de sa propre culture et de sa propre comprenette : géopolitique, diplomatie, histoire, tout est bon pour riveter la comédie à son socle empirique et faire oublier notre peur (déjà bien lointaine, d’ailleurs) d’un film qui risquerait de s’emparer trop joyeusement de la possibilité de faire rencontrer deux pays à l’écran.
Wilder a filmé l’idée de Broadway dans un emballage dense et moderne sans jugement ni provocation qui ne soit innocente (quoiqu’un peu moins aujourd’hui). À moi qui ne connais pour l’instant de lui que ce film, le réalisateur semble avoir été ce genre de naïf toujours dans l’air du temps qui ne se laisse pas désabuser – il a quand même fallu le dissuader d’installer une romance homosexuelle dans son scénario. Ça, par contre, en 1972, ça aurait été trop. Apparemment.
Pour cette tonalité, et sans doute aussi un peu pour son semi-huis clos luxueux où l’ambiance est légère et pleine à craquer à la fois, Avanti! m’a ramené à La Comtesse de Hong Kong. C’est exactement le même genre de vaudeville libéré où la porte (la vraie, celle avec un loquet et tout) est un élément central de l’histoire (elle est d’ailleurs centrale sur l’affiche aussi) qui se joue et s’imagine sans peine sur les planches alors même que le mouvement et le paysage font s’épanouir les caméras de Wilder. À peu de choses près, c’est aussi la recette du sitcom et j’ai cru plusieurs fois entendre un rire en boîte après un gag, car le rapprochement est très rapide à faire.
Qu’un film soit jouissif pour une raison précise, c’est déjà rare mais ça arrive. Avanti! y arrive avec quatre : 1) il est drôle, 2) il préfigure un duo riche et unique détenant des conflits discrètement remis en contexte et interprétés avec une grande expérience de l’écriture, 3) son sérieux est étayé en effectuant sans cesse des liens de contradiction ou de continuité fascinants avec ce qui a été dit ou vu précédemment, 4) et trouve la place de montrer une Italie belle et bien ornée dont on n’a pas envie de partir (caricaturale aussi un peu avec sa mafia notamment, mais un film à choc culturel sans caricature est très difficile, sinon impossible, à produire).
Quitter le film, ce n’est pas juste quitter des personnages, mais aussi tout l’univers tracé autour d’eux dans des registres divers. Et PAR eux surtout. Tout émanait d’eux, de leurs accessoires et de leurs gestes parfois chorégraphiés. Ça a vraiment la saveur d’un départ pris à regret. L’époque distante n’efface pas son cachet très gentlemanly, mais il nous reste avant tout son vocabulaire fleuri, évoquant avec un humour toujours frais toute la force d’une branche morale fossilisée.
”J.J. Blodgett: What the hell is going on in this country? This wouldn’t have happened in the old days!”
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