La sensualité d'une femme peut transcender une histoire et un film à elle seule. Ici, dans ce que nous pourrions penser être un énième film d'espionnage, la présence majestueuse d'Ingrid Bergman redistribue les cartes pour faire des Enchaînés quelque chose de plus marquant encore. La flamme engendrée par l'actrice et son personnage, déclenche les fantasmes et déchaîne les passions ; un titre n'ayant jamais aussi bien porté son nom, tant les liens amoureux, réels ou tronqués, semblent être d'horribles chaînes que l'on traîne sur le sol comme des fardeaux.
Le fardeau d'Alicia, c'est de prétendre aimer un homme quand elle en aime un autre ; c'est celui de vivre dans une immense demeure auprès de cet homme quand elle préférerait vivre dans une petite chambre d'hôtel auprès de l'autre. Espionne élégante, de luxe et de tendresse, cela lui vaut de devoir embrasser un destin plutôt qu'un homme, un destin qui lui tend les bras depuis qu'elle est la fille de son père. Là où Hitchcock réussit un coup de maître, c'est qu'il dépasse et efface le portrait manichéen apparent pour concentrer son film sur les sentiments. Et à ce jeu des sentiments, tous les personnages sont sensibles et touchants – les gentils comme les méchants –, ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le film se termine avec Alex Sebastian.
En laissant de côté son humour fétiche, le réalisateur rend à son film un aspect très sombre, qui ne cesse de troubler et de passionner, rappelant par moment les pics de tension rencontrés dans un film comme Rebecca (on y retrouve le même jeu de l'intrusion, de la grandiloquence malsaine de la maison, et surtout de la méfiance impalpable, entre regards, ombres et mensonges). Le cadre brésilien se voulant d'ailleurs de moins en moins évident tant l'ambiance terne des recoins de la maison devient bientôt notre seul cadre de référence. Mise en valeur par une réalisation qui se veut intuitive et immersive, rappelant encore une fois certains plans géniales de Rebecca, la maison devient un personnage elle aussi.
Le pari est réussi, l'intrigue est haletante et se détache grâce à son approche davantage intimiste, laissant de côté tout le reste, pour ne garder que les vestiges des maux amoureux. Ingrid Bergman hante les murs de cette maison comme elle hante les rêves de nos nuits : comme un ange tombé du ciel, quelque part sur Rio...