« Avec tout ce qu’on a vu à notre âge, on est déjà vieux. »
Après avoir rencontré le succès avec ses trois premiers longs métrages, L’Assassin Habite au 21 (1942), Le Corbeau (1943) et Quai des Orfèvres (1947) mais aussi pas mal de problèmes avec le second à la libération pour avoir, en collaborant avec une maison de production financée par l’Allemagne nazie, donné une mauvaise image des Français·es, Henri-Georges Clouzot décide d’adapter, avec Jean Ferry, le roman de l’Abbé Prévost, qui a déclenché les passions à sa publication en 1731 et après encore pour son côté sulfureux et immoral. Il place l’histoire précisément à la libération, une façon, peut-être, de régler quelques comptes : Manon est en passe d’être rasée par la populace quand elle est sauvée de ses griffes par les LFI et Robert Desgrieux (orthographe modifiée pour le film).
Manon, c’est Cécile Aubry, toute jeune actrice qui se rendra célèbre en scénarisant et réalisant la série télévisée Belle et Sébastien, Desgrieux, c’est Michel Auclair, tout jeune acteur aussi. Autour d’eux gravitent pas mal de seconds rôles déjà reconnus (Andrex, Gabrielle Dorziat, Henri Vilbert) et d’autres qui le deviendront (Serge Reggiani, Raymond Souplex, Robert Dalban, Michel Bouquet). Au rayon des détails amusants, on notera que Robert/Michel Auclair prend à un moment pour pseudonyme Germain, qui était le nom du médecin incarné par Pierre Fresnay dans Le Corbeau.
Délaissant un peu les recherches visuelles de ses précédentes œuvres, Clouzot adopte cette fois une réalisation plus classique, flirtant avec l’expressionnisme (parfois insupportablement souligné par la musique parasite), non sans exploiter encore ses jeux d’ombres (notamment grâce aux coupures d’électricité, véritable personnage du récit), avec des décors de studio souvent hélas trop visibles et parfois géniaux (la traversée du désert, par exemple). Sa représentation de la guerre et de ses conséquences, est, elle, absolument somptueuse et le climat de l’après-guerre (les combinards, la scène du train) colle à son propos sombre sur l’âme humaine.
Si le film de Clouzot a l’audace de présenter un couple particulièrement immoral dont on s’éprend, on regrettera que le seul point de vue soit celui de Robert Desgrieux, minimisant la puissance rebelle et indépendante de Manon, personnage féminin qui, ici, aurait pu se trouver à l’avant-garde du féminisme. Je m’emballe, nous ne sommes qu’en 1949. Les femmes viennent de voter pour la première fois, c’est déjà pas mal. Quitte à rester dans la grande histoire insérée dans la petite et toujours d’actualité, on notera la fabuleuse description des migrants juifs fuyant l’Europe, amenés clandestinement dans les eaux de la Palestine sous mandat britannique, comme un espoir de paix et d’oubli sur une terre promise, un nouveau départ, aussi pour les deux héros.
Noirceur, immoralité, objectivation du corps de la femme et emprise (ici en miroir), mais aussi ce mince espoir que permet l’amour, les thèmes récurrents chez Clouzot sont encore présents dans cette histoire, un peu oubliée dans la filmographie pourtant réduite du réalisateur, mais truffée de chefs d’oeuvre.