De l'impossible écriture : si écrire n'est que l'ineffable désignation du mot juste et de la phrase exacte, écrire sur l'écriture (cinématographique, littéraire ou théâtrale) ouvre alors le champs des possibles à quelques solutions élégantes. La fiancée du pirate : en voilà une affaire! C'est bien dans cette deuxième écriture sur ce que l'autre ne peut pas formuler que l'on approche la chose d'un peu plus près et ce quelque chose là a une de ces audaces!
Cette représentation du réel sous forme d'objet filmé s'ouvre sur l'heure (les cloches de l'église) et le lieu (le village Tellier) accompagnant l'entrée du bouc sur le domaine. Ben voyons! dira l'émissaire, broutant l'imposture de cet espace-temps.
Ce village, monde en réduction, nous proposera les figures archaïques du pouvoir, les représentants du bon sens et de l'ordre moral : le maire, la propriétaire, l'épicier et sa femme, le pharmacien, le prêtre et l’ouvrier. Et au bord du village, à l'orée du bois, à la frontière entre extérieur et intérieur, en marge du système : l'étrangère, la sorcière, la romanichelle, la salope, la putain : Marie. Véritable conscience lucide au milieu des forme pré-établies, elle sera celle par qui le scandale arrive, dans son véritable sens : ce qui fait trébucher dans une simple énonciation. Qu'est ce qu'elle est bonne, la garce!
Cette figure isolée produit un travail de dénégation par une propédeutique de la langue. Ainsi dans les noms qu'elle utilise, l'adjoint, le facteur, la tisane, l'épicier, la goulette, l'esclave, elle disqualifie ce qui n'a été que quantifié. Le pharmacien n'est qu'un obséquieux pervers sans diplôme, tout juste bon à vendre des tisanes ("Ben et la t.v.a cher monsieur! Hein! Qu'est-ce que vous en faite?")
L'exploiteur lesbien, l'adjoint ripou, le garde champêtre frustré, voyeur et fétichiste, l'étroitesse de l'épicier pervers... le film ne serait qu'une dénonciation sociale, " porte-drapeau d'une révolte contre l'ordre établi et l'hypocrisie des conventions bourgeoises" mais c'est bien en deçà du protocole cinématographique que le film travaille. On n'aurait encore débusqué une lapine vertigineuse qu'il faudrait pouvoir l'écrire. Car il y a bien là des traces d'opérations méta-cinématographiques d'un film qui proposerait un film, une mise en abîme de la représentation en transformation. Par trois fois au moins la transformation explicite de la narration propose un retournement vers le spectateur, comme l’œil d'une conscience cinématographique se retournant vers lui-même. (la scène du maquillage, le cinéma ambulant au café, l'affiche finale). "Pour toi je passerai des films formidables, des films comme t'as jamais vu."
Il ne s'agira plus alors "des clichés grossiers de la France rurale, des traits grossis de cette société arriérée" mais d'une audace vertigineuse à désigner, le village mental du spectateur, à dénoncer le bourbier de la conscience collective. Car ce sont bien ces mêmes bouffons caricaturaux qui sont au sein du dispositif de la narration, représentants du bon goût et de la bonne histoire, et participant au parcours génératif de la signification. "J'adore les jolis documentaires, j'espère qu'il y a un joli documentaire." Nous voir exulter devant Marie à quatre pattes, cambrée et culotte à l'air frottant le sol, absorbée au travaux de la ferme et lucide quant à son dispositif nous fera mieux comprendre notre incapacité à gérer l’événement cinématographique.
Car cette beauté fulgurante, ce charme qui ravage tout, ce moment de la fébrilité repose sur tout autre chose que des fonctions statiques et figées. Là où tous se bornent à coller à l'image, la puissance de l'actrice propose une distanciation."C'est trop près pour moi!" Entre des schémas organisateurs, des fonctions classificatrices, des échanges statiques de marchandises, le personnage se réapproprie le réel, use d'une telle imagination créatrice qu'elle sublime le quotidien. Quand les sommités du village propose une classification, un linéaire et des étiquettes, elle met en œuvre une dynamique, du complexe et un assemblage insolite. La réinterprétation des objets du monde moderne inaugure une poétique surréaliste de la mort dans l'établissement d'un hommage funèbre nouveau. Tous viendront décharger, jusqu'au fusil du garde champêtre, dans son monde. "Quelle salope!"
Ce n'est que plus tard, lorsque la forme figée et rigide sera alors fixée dans son nouvel intérieur, que les sons seront gelés et mis en boite, qu'elle transposera son œuvre dans la nature, placera les enregistrements des consciences dans l'église et déconstruira sa cabane par le feu en laissant au soin des imbéciles inadaptés de détruire ce qui pouvait encore leur rester après son absence "Regardez ces saloperies, là-bas!", c'est à dire les ferments d'une imagination nouvelle.
C'est alors le départ promis par la chanson, à la limite du stationnement nomade, où l'actrice, sans chaussure, entre sur la route cinématographique de la représentation devant un ultime panneau indicateur "ce soir Dimanche à 20h00, la fiancée du pirate" tandis que le spectateur, un peu crétin et obsédé, sort du film.