Une fois de plus, Resnais nous livre, le sourire en coin, un film magistralement expérimental sous les allures clinquantes d’une fable historique et se livre à une brillante réflexion sur le pouvoir de l’imagination. Car de quoi finalement parle le film ? De la capacité qu’à l’homme de se construire, envers et contre tout, sa réalité propre (Stavisky est pure représentation), de la capacité de certain à manipuler les autres en colonisant leur imaginaire (Stavisky est une boule à facettes qui fait miroiter toutes les illusions de son époque : l’argent facile, l’enracinement du matérialisme, le droit au bonheur), et, enfin, de la capacité qu’à le cinéma à transfigurer le réel (Stavisky-le film prend toutes les libertés par rapport à l’historicité, mais son imaginaire saisit finalement mieux qu’un film dossier l’esprit d’une époque). La mise en scène de Resnais, qui a pu en dérouter plus d’un avec son faux classicisme, est une re-création féérique dont les motifs volontairement conventionnels empruntent à l’imagerie d’une époque. Tout le film est baigné dans un climat onirique où la face sordide ne sourde que dans les jointures, à peine visible. Dans cet univers de fortunes prodigieuses, de femmes toujours élégantes, de complots feutrés, Stavisky passe, superbe, impérial et conquérant. Loin de toute reconstitution réaliste de « l’affaire Stavisky », nous sommes dans l’espace irrationnel du songe et du conte de fée ; quelque part dans les zones d’ombre où la conscience s’assoupit et endort ses velléités critiques. Or c’est dans cette forme qu’il faut aller chercher la clé du discours de Resnais : le parti-pris anti-réaliste apparent est en fait au service de la description d’un monde de la mort. Stavisky porte en lui la blessure originelle du suicide paternel : « déjà mort », et si le personnage n’a pas de signification politique en soi, il est révélateur d’un monde qui se sert de lui et qu’il sert (le capitalisme financier) et annonciateur des ténèbres à venir : la guerre d’Espagne, la montée du fascisme, l’arrivée d’Hitler… Et ce film si léger (voir innofensif) en apparence de plonger en fait ses racines profondément dans une époque et en révèler les structures idéologiques - celles qui façonnent tout le 20ème siècle. Mais « Stavisky » échappe évidemment au didactisme et demeure une grande œuvre poétique. Tout comme l’héroïne de « Marienbad », Arlette, la compagne de Stavisky, erre dans les méandre d’un rêve ébloui, celui d’Alexandre. D’ailleurs, les épisodes de l’existence de ce dernier montrés à l’écran n’obéissent pas au point de vue externe et objectif d’un narrateur omniscient, mais à celui mental et donc subjectif des protagonistes du film. Dissipant dès lors l’illusion documentaire souvent attachée au genre du film historique, Resnais indique ainsi au public le caractère fondamentalement imaginaire de ce qui lui est donné à voir à propos de Stavisky. Ce qui rapproche le film aux œuvres précédentes du cinéaste, plaçant elles aussi la réminiscence au cœur de son dispositif scénaristique. L’on précisera que le souvenir ne doit nullement être appréhendé chez le cinéaste comme l’enregistrement documentaire de la réalité mais bien comme une composante à part entière de l’imaginaire. Une démarche que vient encore prolonger le recours à une iconographie d’essence onirique pour mettre en images certains des souvenirs convoqués par les personnages (exemplairement la séquence dans le cimetière du Père-Lachaise). Une entreprise que vient, par ailleurs, signifier la présence dans le film d’un motif visuel récurrent dans l’univers de Resnais : le travelling avant sur de denses frondaisons - ici celles des arbres environnant la propriété familiale des Stavisky en forêt de Barbizon. Ces plans détaillant de manière exploratoire ces ramures, véritables métaphores végétales du labyrinthe neuronal, expriment certainement la volonté d’Alain Resnais de montrer l’intériorité humaine... mais sans doute aussi celle de Stavisky lui-même ! Car qu’en est-il au juste de ce talent particulier que manifeste Stravisky à percer la fantasmatique de l’autre, puis à s’en rendre maître et à ainsi l’annexer à "L’empire d’Alexandre", selon l’un des titres putatifs du film ? Ce dernier semble lier étroitement les dons de Stavisky en matière d’imaginaire à son origine à la fois étrangère et juive, un fardeau doublement lourd à porter dans la France de l’Entre-deux-guerres. Alain Resnais et Jorge Semprún ne manquent en effet pas de rappeler le climat à la fois xénophobe et antisémite taraudant alors le pays, en faisant - entre autres notations historiques - du baron Raoul un lecteur du quotidien maurrassien. Pour le fils de Juif ukrainien qu’est Stavisky, trouver sa place dans une République ayant trahi sa mission d’accueil et d’intégration ne peut se faire qu’au prix de la renonciation à son identité première.
Authentique fripouille surréaliste, Stavisky a donc compris, comme André Breton et ses compagnons, que l’imaginaire fait tourner le monde. Et que qui veut dominer ce dernier doit d’abord conquérir l’espace fantasmatique. L’escroc n’est cependant pas le seul à en avoir pris conscience en ces sombres années Trente. Les silhouettes menaçantes d’autres maîtres de l’irrationnel se dessinent en effet dans « Stavisky »… celle de Hitler, évoquée notamment par le biais du personnage d’Erna ; celle de Staline, se dessinant en creux par le biais de la figure de Trotski, contraint comme la jeune Juive à l’exil en France ainsi que le rappellent quelques séquences de « Stavisky »… Ces deux personnages de réfugiés - l’un fameux et réel, l’autre anonyme et fictif - viennent ainsi témoigner de la violence déjà à l’action en URSS et en Allemagne. Autrement dit deux États en proie au totalitarisme, une forme alors inédite de dictature fondant son pouvoir absolu sur la mobilisation des imaginaires. A la puissance de l’évocation poétique répond la force de la fable politique. Bref, un nouveau chef-d’œuvre.