Qui ne rêve pas de faire un film original sur les années de plomb? Tout le monde ou presque même si l'objet a passé visiblement l'âge depuis les auditions des victimes de ces années-là. Mais quand un réalisateur s'y aventure avec l'art et la manière sans avoir vécu cette période noire de notre Histoire contemporaine est une gageure supplémentaire. Asmae El Moudir a réussi là où beaucoup auraient trébuché. Planter un décor à huit- clos pour raconter une histoire sociale digne d'un quartier populaire à huit-clos est un défi supérieur à relever. Surtout que le narratif domine de par sa dramaturgie étouffante n'ayant que rarement de fenêtre d'oxygène pour s'y aérer. Les émeutes de juin 1981 à Casablanca peuvent ainsi traverser l'histoire racontée par Kadib Abiad (La mère de tous les mensonges) avec maestria et intelligence en se laissant berser par le parcours de personnages de la Grande Histoire que la réalisatrice a vu utile et inventif de les passer en plus par le moule des figurines qui se succèdent par un incroyable enchaînement qui oublie le documentaire pour rejoindre la fiction et la fiction pour rejoindre le documentaire. Ainsi Asmae El Moudir (Asmae The Director), la bien nommée, casse les frontières et jongle entre les files tissés par une mémoire où elle embarque les vraies personnes qui portent les stigmates et se passent le flambeau. Des témoins d'une phase cruciale d'un Maroc pas si vieux que ça, mais omniprésente dans le quotidien d'une famille aux membres à la fois taiseux, telle la grand-mère, véritable Dictateur soufflant le chaud et le froid sur son peuple, et ses sujets on ne peut plus prompts à parler, comme ses enfants, ses petits enfants et autres voisins. Et l'autrice et productrice de prendre de la distance et surtout de prôner un ton mi figue mi raisin ne cédant guère à la confrontation frontale. Elle y va sur la pointe des pieds pour ne froisser aucune partie et s'en sort comme une grande. Ce film est une grande leçon sur l'humilité de l'artiste face à une montagne de la taille de ce monstre qui sont ces années difficiles. Cette aventure extrêmement perilleuse mais rendue possible par un concept bien défini qui est de raconter sans s'immiscer dans ce qui ne nous regade pas, encore moins intervenir pour orienter les personnages-témoins, ou alors seulement techniquement pour les garder dans leur propre vie, fidèles à ce qu'ils traînent derrière. Et puis la leçon suprême donnée par la mise en scène est exemplaire. C'est-à-dire comment réussir à caser ce peuple réel, en chair et en os, dans un décor en carton-pâte sans enlever une miette à la sincérité du propos, et donner à ces figurines, et voilà le comble, une réalité à dimension humaine. Un grand moment de cinéma. Merci Asmae et vivement la suite!