Avec The Soiled Doves of Tijuana, Jean-Charles Hue revient dans la Zona Norte de Tijuana, où il a déjà tourné deux longs métrages (Carne Viva en 2009 et Tijuana Bible en 2019) et six courts et moyens métrages documentaires (le dernier en date étant Topo y Wera en 2018). Le réalisateur explique comment est né son intérêt pour ce lieu : "Il faudrait remonter assez loin. Il y a une vingtaine d’années, j’ai passé un an en Catalogne, dans le milieu gitan flamenco. J’en ai ramené le goût de la culture hispanique, disons. Puis, de retour en France, et alors que j’étais en école d’art, je découvre Amours chiennes, le film d’A.G. Iñárritu, qui me fait une forte impression : de beaux personnages, beaucoup de cruauté, beaucoup d’amour…"
"Et la question du sacré, qui me parle. Après quelques courts métrages en vidéo ou en 16mm avec les Gitans de Barcelone, j’obtiens une bourse (Villa Médicis, Hors-murs) en 2006 qui m’envoie à Monterrey, au nord-est du Mexique, où je tourne un film dans le milieu des combats de chiens, Pitbull Carnaval. Et là, je prends une claque, je rencontre la puissance de feu du peuple mexicain. Une sorte de syncrétisme total, qui fait se percuter l’amour, le sang, le terrien, le spirituel… Je me sens avec ces gens comme chez moi, je me dis : soy de aquí - je suis d’ici."
Lorsqu'il était à Monterrey, des gens ont conseillé à Jean-Charles Hue de se rendre à Tijuana. Le cinéaste est ensuite tombé sur un article de Télérama le confortant dans cette idée : "Tijuana était dans un moment de transition : la ville restait le lieu de tous les excès mais, le 11 septembre ayant fait disparaitre toute la clientèle américaine, elle se réappropriait son identité mexicaine. Il y avait à ce moment-là des shows incroyables, flamboyants, souvent queer même si on employait peu ce mot à l’époque. Et évidemment beaucoup de toxicomanes dans les rues, plus ou moins paumés."
"Personne dans la Zona Norte n’est jamais vraiment ce qu’il prétend être, mais ce n’est pas grave, l’essentiel est qu’on puisse trouver là un refuge - un abri. Et c’est le cas parce que personne n’est jugé, personne n’est regardé de travers. C’est un lieu vraiment à part, pas plus grand qu’un petit arrondissement de Paris. La première fois, donc, j’y vais sans bourse, sans rien."
Jean-Charles Hue a trouvé le sujet de The soiled doves of Tijuana parmi ces femmes errantes de la Zona Norte, et qu'il appelle les "dames blanches" : "Même si cette référence est un peu impropre, parce qu’elle renvoie les Français à une légende qui n’a pas grand-chose à voir avec les filles de Tijuana. Le titre du film évoque une formule américaine, « the white soiled doves », qui désignait les prostituées pendant la conquête de l’Ouest : les blanches colombes souillées."
The Soiled doves of Tijuana est né d’un rendez-vous manqué. Pendant que Jean-Charles Hue tournait Carne Viva (2009), le réalisateur a plusieurs fois croisé une femme habillée en blanc ayant un ventre proéminent qui suggérait qu’elle allait bientôt accoucher. Il se rappelle : "Elle marche pieds nus, les yeux tournés vers le ciel, et on ne comprend pas ce qu’elle dit. À la fin du tournage, trois mois plus tard, je la croise de nouveau et réalise que son ventre n’a pas bougé. Evidemment, ça m’intrigue, et je me renseigne un peu. On m’apprend alors qu’elle s’appelle Roxana, que c’est une ancienne prostituée, en couple avec un type qui, s’il n’est pas le Diable, est au moins un envoyé du Diable - les gens du quartier avaient diverses raisons d’y croire."
"Son ventre, qu’elle avait gros depuis deux ans, était pour eux le signe que l’homme l’avait engrossée pour faire advenir l’Antéchrist, et qu’elle, depuis, résistait de toutes ses forces à cette naissance pour protéger le monde du chaos. « Elle nous sauve », me disait-on. Elle retient le mal. De mon côté, j’ai un film à finir mais j’ai l’intention de revenir la filmer dès que possible. Un an et demi plus tard, je la retrouve, mais dans un état de misère et de désespoir qui rendait impensable de la filmer. Elle est morte quelques temps plus tard. Le cas de son ventre est resté un mystère, comme beaucoup de choses là-bas - mais cette histoire de Diable avait donné un sens."
Jean-Charles Hue explique comment il a présenté aux femmes le principe de ce tournage : "On parlait rarement d’« idées de film ». Je suis avec Mimosa, je lui dis : « je vais te filmer », et on discute. Et puis, je vais lui proposer, par exemple, de faire venir Yolanda. Elles se connaissent évidemment, mais je provoque la rencontre. Donc il y a de la direction. Mais il peut arriver que quelque chose arrive, qu’un objet, un événement, cristallise ce qui se joue. Par exemple le pigeon. Ce jour-là, j’avais justement prévu une rencontre entre Mimosa et Yolanda. J’avais imaginé que Yolanda pourrait venir vendre des vêtements à Mimosa - chose qu’elles font régulièrement."
"Disons que je me saisis de micro-événements de leur vie réelle comme prétextes de scène, je fabrique les conditions d’une séquence. Yolanda arrive, et aussitôt elle nous dit qu’elle doit s’éclipser pour aller acheter à manger, ou des clopes, ou une dose. On ne l’a revue qu’une heure après, avec ce pigeon qu’elle avait recueilli, et c’est parti sur autre chose. Le pigeon a servi de totem, il a fait venir du récit. Dans ces cas-là, je prends des notes, et le scénario se dessine à mesure que s’imbriquent tous ces éléments."