"Taxi Driver" est-il nihiliste ? Sur cette question, le film est très ambigu. Il va sans dire que son personnage principal – Travis Bickle – possède une vision pessimiste du monde, jusqu'à souhaiter que toute cette merde qui l'entoure soit nettoyée. Travis ne voit donc autour de lui que prostituées, junkies, agresseurs et autres politiciens véreux : son désenchantement est total, jusque dans sa relation impossible avec la superbe Betsy (Cybill Shepherd), qu'il emmène au cinéma au cours d'une séduction normale. Sauf qu'il s'agit du mauvais cinéma, puisque Travis propose à la jeune femme d'aller voir un film porno, sous prétexte qu'il ne connaît pas d'autres films. Le personnage fait donc la confusion entre ses propres frustrations sexuelles et le désir sincère qu'il a pour une femme, qu'il décrit comme étant "la plus belle du monde". Cette erreur monumentale suffit-elle à affirmer la folie de Travis ? Ou plutôt, entre le Travis de la première demi-heure, charmeur et légèrement déphasé, et celui de la tuerie finale, quelle différence y a-t-il ? D'emblée, le personnage veut se faire justice lui-même, débarrasser New York d'une corruption insoutenable, comprenant très vite que les hommes politiques ayant le même discours que lui ne s'en tiennent, eux, qu'aux mots. Ainsi, le dernier mouvement du film est la réponse du citoyen poussé à bout, qui expulse hors de lui son vécu du Viêt Nam – même si l'on ne saura rien de ce qu'il s'y est produit – et sa désillusion présente. Le déferlement de violence est en un sens légitimé, surtout si l'on prend en compte que Scorsese lui-même fait une apparition, en mari psychopathe qui annonce très calmement au chauffeur de taxi qu'il est prêt à tuer sa femme; mais on ne peut également ignorer la distance du cinéaste avec Travis dans la mesure où il s'agit d'une figure solitaire, qui s'enferme dans un délire inquiétant, comme lors de cette scène culte où De Niro s'essaye à une improvisation face à un miroir qui débouche sur le fameux "You talkin' to me ?". L’ambiguïté autour du nihilisme du film rejoint donc celle autour de la distance de Scorsese vis-à-vis de son personnage, une division permanente qui se retrouve aussi dans la tonalité globale du film, à la fois très sèche dans ses silences ou ses meurtres, et planante avec le thème magistral de Bernard Hermann au saxophone, souvent accouplé à la voix-off fragmentée de De Niro. Mélange de réalisme cru et de rêverie romantico-macabre, "Taxi Driver" avance selon une logique d'association de scènes – une façon de représenter l'esprit torturé de Travis et la complexité de sa descente aux enfers – concilie brutalité et sensualité dans une esthétique novatrice et demeure, peut-être, le plus grand film de Martin Scorsese.