C’est le merveilleux et émouvant testament intime de John Huston, ce géant du cinéma qui a souvent réalisé des grands films de genre, fréquemment spectaculaires et pleins d’action. Au seuil de sa vie il a réalisé ce film minimaliste, adaptation d’une nouvelle de James Joyce, qui montre que la plus profonde émotion peut être atteinte sans grands effets, mais avec subtilité, délicatesse et simplicité. A Dublin, en 1904, des calèches déposent des invités devant une maison bourgeoise, où se donnent une soirée et un diner pour l’épiphanie. La plus longue partie de film consiste en la description de cette soirée. On va découvrir un à un, au fur et à mesure de leurs arrivées, les différents invités, tous appartenant, de façon plus ou moins proche, à la même famille de passionnés de musique, puis les « côtoyer » tout le temps passé dans la maison des deux vieilles sœurs qui organisent ce diner annuel.
Les règles de convenances et de bonne éducation guident les comportements, et les échanges sont empreints de courtoisie. Mais, alors qu’il ne se passe, pour ainsi dire, rien, Huston parvient à créer pour le spectateur une proximité avec les personnages, par sa mise en scène aussi empathique que précise et gracieuse. Et les quelques tensions prennent du relief, et la chaleur humaine donne lieu à des moments très émouvants : le chant de Julia, l’une des sœurs, qui fut cantatrice voilà bien longtemps, ou l’émotion qu’elle ressent, tout autant profonde que gênée, lors du toast porté par l’assemblée à sa sœur et elle (quel exemple de de direction et de prestation d’acteur !) Au moment du départ, alors qu’une certaine nostalgie du passé avait progressivement touché les convives, se déroule la scène charnière du film. Gretta, l’une des nièces, entend un chant, probablement chanté par Julia. Ce chant l’immobilise dans l’escalier, et Huston la filme en contreplongée puis en gros plan, et ces images superbes, sur fond de vitrail coloré, évoquent des tableaux de la Sainte Vierge, introduisant une dimension mystique dans le film.
La dernière partie touche alors au sublime, avec une évocation d’un amour de jeunesse arraché par la mort, avec une prise de conscience amère de n’avoir jamais éprouvé ce qu’est le véritable amour, et avec celle du caractère inéluctable et universel de la mort. Huston avait réalisé un film s’intitulant « Promenade avec l’amour et avec la mort » ; ce pourrait être le titre de cette dernière partie, qui atteint la perfection dans l’osmose et l’harmonie entre un texte (celui de la nouvelle de James Joyce) et les images qui l’illustrent et l’accompagnent.