Avac Ashkal, l'enquête de Tunis, Youssef Chebbi a voulu s’essayer au film de genre, ce qui est plutôt rare en Tunisie. Le cinéaste explique : "Notre cinéma reste souvent à la surface des choses. Il se cantonne souvent à une approche frontale de la réalité, à quelques thèmes laissant peu de place à l’imagination : la Tunisie accueillante où il fait beau et chaud, les marchés, les épices, ou les contradictions entre modernité et tradition, la situation de la femme, la religion…"
"Il y a tellement plus à faire et à montrer, tellement plus d’espaces et de possibilités à investir. J’ai toujours été sensible au potentiel cinématographique de la Tunisie et particulièrement de Tunis. C’est dans cette perspective que j’aime importer des motifs afin de les tester, de voir comment ils réagissent en contact avec le paysage tunisien. Un de mes courts métrages mettait en scène un vampire en exil, revenant en Tunisie et redevenant un être humain éphèmère…"
Deux mois avant le tournage d’Ashkal, l'enquête de Tunis, Youssef Chebbi a revu Cure de Kiyoshi Kurosawa. Il se rappelle : "Et je crois qu’on en retrouve des traces. Mais pour cela, avant de pouvoir aller vers le policier et le fantastique, j’avais besoin de m’emparer d’abord de motifs historiques liés à la Tunisie, non seulement comme sujets, mais comme sources d’imaginaire, justement."
En arabe, Ashkal est le pluriel de forme et est utilisé pour parler de la forme d’une structure, des motifs d’un vêtement, d’un tapis ou encore de la silhouette de quelqu’un : "Le mot appartient aussi au vocabulaire de l’architecture, ce qui m’importait. On le trouve encore dans une expression qu’on peut traduire par « De formes et de couleurs » et qui décrit une diversité, voire une profusion de formes… J’avais d’abord pensé à un titre anglais, Shapes par exemple. Mais la traduction arabe sonne bien, et comme c’est un film tunisien, il m’a semblé qu’un titre arabe était bienvenu", précise Youssef Chebbi.
De nombreux éléments des Jardins de Carthage ont fait penser à Youssef Chebbi à des films d’enquête à la limite de la science-fiction. Le réalisateur a découvert ce quartier de Tunis par sa mère qui, grâce à un programme équivalent au PEL, a pu y acquérir un bout de terrain après 30 ans pour y construire sa maison. Il confie :
"Elle y habite aujourd’hui depuis trois ans. Jusque-là, notre famille vivait dans des quartiers populaires, mélangés… Les Jardins de Carthage n’a rien à voir avec cela. D’une part il a été construit sur un modèle dubaïote, avec des immeubles très droits et très vitrés, et d’autre part c’est un lieu destiné à accueillir la haute société, voire des membres du gouvernement. Les loyers y atteignent des montants astronomiques, et la vie de quartier y est quasi inexistante : tout se passe à l’intérieur des appartements ou des villas."
Mohamed Houcine Grayaa et Fatma Oussaifi incarnent les enquêteurs. Le premier avait joué dans le premier court métrage de Youssef Chebbi. Le metteur en scène raconte : "Son premier rôle marquant a été celui d’un simplet dans Khorma, le crieur de nouvelles de Jilani Saadi. Par la suite, Grayaa a souvent été cantonné au même rôle de clown. Il faut reconnaître qu’il peut être très drôle. Mais pour ma part j’ai toujours trouvé que son visage très dessiné, très particulier avait un fort potentiel tragique…"
"Fatma Oussaifi, elle, n’est pas actrice mais danseuse et prof de danse. Je l’ai rencontrée il y a quelques années dans les locaux d’une maison de production avec laquelle je travaillais. Elle était là pour filmer une vidéo de danse. Je cherchais une comédienne parlant italien. C’était son cas. J’ai été touché par son visage, son énergie. Hélas ce projet n’a pas abouti. J’ai également écrit Ashkal en pensant à elle."
Le film a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2022.
Youssef Chebbi s'est beaucoup intéressé aux immolations et aux vidéos permettant de les relayer. Il a également été frappé par ce qu'elles soulèvent en termes de représentation : "Il est notamment curieux de voir combien le geste de s’immoler dépasse l’identité de la personne concernée. On se souvient du premier immolé, Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, moins d’un mois avant la chute de Ben Ali. Mais c’est le seul", explique le réalisateur, en poursuivant :
"Par la suite, lorsque le geste s’est « démocratisé », atteignant jusqu’à plusieurs centaines de cas par an, le nom des personnes concernées n’a plus été évoqué. Juste avant le tournage, d’autres cas sont apparus : un jeune homme au cœur du centre-ville, un autre dans les locaux d’Ennahda, le parti islamiste. Mais l’immolation est devenue tellement habituelle qu’elle a perdu de son impact. La société ne veut plus voir, comprendre ou reconnaître comment on peut arriver à un tel désespoir."