Certainement le plus beau film d'Yves Allégret avec "Manèges". Véritable diamant noir, ce film est le sommet du courant réaliste et existentialiste du cinéma français d'après guerre. L'histoire, signée Jacques Sigurd, complice des grands films du réalisateur, est très noire, et ne nous laisse, à son terme aucun espoir en tant que spectateur, aucune porte de sortie à son héros incarné magnifiquement par un Gérard Philipe, qui se transcende lui-même en homme rongé par la culpabilité.
Prisonnier d'un acte et d'un passé auquel il ne pourra jamais échappé, une liberté "illusoire" lui tend la main, en la personnification du joli personnage secondaire incarné par Madeleine Robinson. Bien qu'elle soit aussi lucide que Gérard Philipe des affres complexes et cynique d'une humanité condamnée par sa propre amoralité, elle est la seule note d'espoir dans cette noirceur grisâtre, elle lui offre une affection gratuite, voir des moments de grâce en un amour platonique qui est lui-même condamné avant qu'il ne débute. . Un puits sans fonds, le néant tout simplement. Tout est vanité, tout est vain. Même l'amour...
Tout le monde dans ce film a quelques choses à se reprocher, où est mu par des desseins inavouables, bien plus condamnables moralement (les personnage de Jean Servais et de Jane Marken) que l'acte commis par Gérard Philipe. Même si son acte reste extrême, il n'est en fait qu'une tentative vaine de se sauver de cette "sale" vie et de se sauver de lui-même, de ce qu'il est devenu avec le temps, par facilité mais surtout par tentative désespérée de sortir la tête hors de l'eau, asphyxié au dernier degré.
Les autres assument leur cynisme - Jean Servais excellent en véritable salaud maître-chanteur- où bien n'ont pas du tout conscience de l'amoralité de leurs actes - la tenancière de l'auberge sympathique derrière son bar, la grande Jane Marken, vrai marâtre à la Thénardier, qui sous le couvert d’accueillir des pupilles de la Nation de l'assistance publique, les utilise comme de vrai esclave; normal, n'est ce pas ? -. L'hypocrisie est à tous les étages.
Y compris avec le personnage de la cliente (Mona Dol), qui vit une véritable passion sexuelle cachée avec le jeune "pupille", ce qui ravive de douloureux souvenirs au héros.
L'excellence de Sigurd, c'est de nous laisser aucun indice au départ, on en découvre peu à peu, en distillant ici et là quelques menus détails sur l'histoire de ce voyageur distant, qui pour nous, spectateur, comme pour la majorité des clients de l'auberge reste une énigme bourrée d'ambiguïtés; Les questions restent en suspend. Que fait-il là dans cette auberge de station balnéaire, en pleine basse saison, désertée par des touristes fuyant le ciel bas et lourd et la persistance accablante de la pluie? Pourquoi est il si distant et mélancolique ? Qui est ce personnage mystérieux qui semble le filer et le surveiller? Un flic, un détective ? Tout nous sera révélé dans la dernière demi-heure. Puis cette tenace impression qu'au bout du compte personne n'échappe à son propre destin et à ses propres choix, conditionnés eux-mêmes par l'enchevêtrement des aléas de l'existence.
La mise en scène d'Yves Allégret exploite de la meilleure manière une ambiance "poisseuse" renforcée par le gris du ciel et les pluies incessantes et la crasse de l'auberge. Certains plans dans la station balnéaire et la plage sont justes magnifiques, aidé en cela par des prises de vues d'un noir et blanc subtilement contrasté du grand chef-opérateur Henri Alekan, qui signe ici un de ces travaux les plus intéressants.
Évidement, ne regardez pas ce film si vous êtes d'humeur maussade, où voir carrément dépressif, car il ne vous remontera pas du tout le moral. Mais voyez le dans de bonnes conditions pour apprécier la force du message philosophique qu'il délivre. Je vous le dit un grand film, trop peu connu. Une peinture existentialiste saisissante et profonde.