Lola Quivoron connaît bien le milieu des rodéos. Lorsqu'elle était enfant, elle habitait à Epinay-sur-Seine (93) et voyait des jeunes en moto-cross passer en bas de son immeuble. Elle a par ailleurs rencontré les protagonistes de son court métrage Au Loin Baltimore (2015) alors qu'elle était à la Femis :
"J’étais tombée sur des vidéos sur les réseaux sociaux de jeunes qui pratiquaient le cross-bitume et qui se faisaient appeler Dirty Riderz Crew. J’ai contacté le leader du groupe, Pack, qui m’a invité à passer du temps sur leur ligne d'entraînement, dans le 77", se souvient la cinéaste, en poursuivant :
"J’ai vraiment été saisie. Ça a été une rencontre physique. Les moteurs sont très forts, la pratique assez brutale, c’est très impressionnant. Ils se croisent sur des lignes qui sont des routes à double sens assez étroites. J’y suis retournée une cinquantaine de fois et je me suis liée d’amitié avec eux."
"J’avais envie de comprendre le milieu, ses règles, sa philosophie etc. C’est quoi cette pratique ? Pourquoi ils font ça ? Qui sont ces jeunes gens ? Au Loin Baltimore, mon court métrage de fin d’études, abordait de manière assez « naturaliste » la pratique du « cross-bitume »."
"Et depuis 2015, je n’ai jamais cessé de fréquenter cet environnement, et de le documenter, avec des clips, des courts-métrages, ou des reportages photographiques. Rodeo, mon premier long métrage, écrit pendant près de 5 ans, s’est construit dans un rapport plus assumé à la fiction."
"Quand j’allais avec le Dirty Rider Crew sur les lignes, j’étais souvent la seule fille. Les quelques autres étaient soit à l’arrière des bécanes, soit sur le bord de la route, mais quasiment aucune ne faisait de la moto. C’est aussi pour ça que j’ai inventé le personnage de Julia."
Lola Quivoron a mis beaucoup de temps à trouver l'interprète de Julia. C'est grâce à instagram que la cinéaste est tombée sur le compte "Inconnue_du_95" d'une certaine Julie Ledru. Elle se rappelle : "Et elle fait de la bécane. On se donne rendez-vous à Beaumont-Sur-Oise, en banlieue parisienne."
"Je connaissais cette ville que j’avais traversé lors des premières commémorations pour la mort d’Adama Traoré. Je me suis dit que c’était un signe. Elle arrive avec sa vieille veste Honda et elle me raconte toute son histoire. Je lui parle de ce personnage féminin qu’elle semble comprendre de manière hyper évidente."
"En rentrant du rencard, j’appelle Antonia et je lui dis « c’est trop bizarre cette meuf c’est une grosse mytho. Elle m’a racontée sa vie, c’est l’histoire du film. » Je ne sais pas comment le dire mais ça a été comme un miracle, comme si deux bouts se rejoignaient. Le réel et la fiction."
"J’ai donc commencé à réécrire mon film avec son visage en tête, son corps, ce qui a énormément débloqué les nœuds auxquels j’étais confrontée dans l’écriture. Le film est le portrait de cette jeune femme-là, Julie-Julia. Elle m’a raconté des choses qui ont été intégrées au scénario."
Lola Quivoron a tourné avec une caméra Arri Alexa Mini, dans un format cinémascope (2:39), avec des objectifs Master Prime anamorphiques, comme dans les westerns classiques :
"Cela donne une force spectaculaire au regard documentaire que je tenais aussi à préserver. Je souhaitais faire ressentir la sensation physique des corps emportés par la vitesse et l’adrénaline de la bike-life", précise-t-elle.
Les comédiens du film sont majoritairement non professionnels. Lola Quivoron les a choisis avec la directrice de casting Julie Allione. La cinéaste confie : "D’habitude, quand on fait du casting sauvage, on fait venir les acteurs un à un, ce sont souvent des rapports à deux."
"Julie fait venir les gens en groupe de 4, parfois de 12. Cela crée tout de suite une forme de cohésion, un effet de bande. On a eu presque 200 candidatures. Plus de 150 personnes se sont déplacées à Paris pour passer le casting."
"Avant le tournage, on s’est isolé pendant dix jours dans les Hauts de France pour répéter avec Antonia, Yanis et Julie. Julie a un rapport particulier à son corps. Elle a une énergie très basse, presque à l’opposé du personnage principal."
"Il a fallu le préparer à recevoir la fureur de Julia. Julie a tonifié son corps. Elle s’est entraînée à se tenir droite, à marcher comme Julia, à crier sans s’abîmer sa voix. À ce moment-là, un lien de confiance très fort s’est créé."
"Puis il y a eu le travail avec le groupe des B-More. Nous avons beaucoup travaillé en amont du tournage. C’est au cours d’exercices d’improvisation, de recherche autour des scènes du film, que les acteurs ont chacun apprivoisé et rencontré leur personnage de fiction."
Rodeo a été présenté dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2022, où certains des propos de Lola Quivoron ont créé une vive polémique lors d'une interview pour Konbini. Dans cette dernière, la réalisatrice a dit : "Les accidents, ils sont souvent causés par les flics, qui prennent en chasse, qui poussent les riders vers la mort, en fait, concrètement".
Ces dires ont engendré de vives réactions sur les réseaux sociaux : de la part de certains politiques, comme par exemple le maire de Cannes David Lisnard, mais aussi des internautes, dont des riverains confrontés au passage d'adeptes de la "Bike Life" dans leur quartier.
A quelques jours de la sortie en salles du long métrage, Lola Quivoron a toutefois expliqué : "Mes propos ont été caricaturés, surinterprétés, extrapolés au fil des articles et des plateaux TV par des journalistes, qui n’avaient eux-mêmes pas vu mon film. Dans l’interview de Konbini, les journalistes m’interrogent sur le cross bitume en effaçant leurs questions."
"Ma phrase les accidents sont souvent causés par les flics qui prennent en chasse et qui poussent les riders vers la mort, volontairement érigée en slogan, a été totalement tronçonnée, saucissonnée et recomposée. Ce type de montage transforme le sens et produit un discours en flux tendu, sans déploiement réel d’arguments, rendant ma parole superficielle, brutale, et agressive."
Rodéo flirte avec le film de braquage. Dans les premières versions du film, Lola Quivoron s'est rendue compte avec le monteur Raphaël Torres que ce que raconte le personnage de Domino, c’est le capitalisme fou. Elle précise :
"Domino demande à Julia de l’être même quand elle a un corps abîmé, même la nuit. Il contrôle tout et demande d’aller au charbon parce qu’il y a de la demande. Le film peut être lu aussi de cette manière."
"Ce qui est un peu tragique c’est qu’elle ait besoin de s’exposer à autant de danger et d’imaginer que seul ce braquage infernal et incroyable lui permettra d’être reconnue. Je crois que dans cette recherche là il y a une forme de tristesse, mais aussi beaucoup d’exaltation."
C’est la première fois que Lola Quivoron met de la musique dans un de ses films. Elle se rappelle : "On m’a donné plein d’albums à écouter mais ça ne me plaisait pas, c’était trop scolaire ou attendu. Ce gars-là s’appelle Kelman Duran, il vient de Los Angeles, il est d’origine dominicaine. Il était à Calarts et il a fait des films là-bas."
"Il est devenu producteur de musique et son truc c’est de reprendre des samples de reggaeton dont il transforme le sceptre sonore, ça le déforme complètement. Il les boucle à l’infini pour que ça devienne étrange. C’est du post-reggaeton qui à l’origine est une musique festive, dansante. Lui, il ralentit certains segments, brutalise un peu le rythme."
Lola Quivoron avait en tête plusieurs références cinématographiques au moment de l’écriture de Rodeo. Parmi elles, La Fureur de vivre et De bruit et de fureur. La cinéaste se remémore : "De bruit et de fureur est un très grand film. J’aime sa brutalité, son immense poésie, sa force onirique. J’ai l’impression de comprendre la violence de chaque personnage."
"Pour penser la lumière des séquences de rêve, Raphael Vandenbussche et moi avons été très inspirés par le « bleu-roi » des scènes de rêve avec l’apparition de la femme et de l’oiseau. Le personnage de Julia est très inspiré des figures paranoïaques du cinéma. Je suis fascinée par les personnages ingrats, drogués, en proie à des crises existentielles parfois autodestructrices."
Rodeo a obtenu deux prix au Champs Elysées Film Festival 2022 :
-Prix du Jury de la Meilleure réalisatrice française pour Lola Quivoron
-Prix de la Critique du Meilleur long métrage Français