Emmanuel Gras, documentariste déjà salué pour "Bovines", "300 hommes" et "Makala", est allé filmer un groupe de Gilets jaunes, à Chartres, début 2019. Il en a suivi les membres au jour le jour, qui se réunissaient sur un rond-point autour d'un brasero et menèrent quelques actions : une manifestation dans les rues de Chartres, l'ouverture des barrières de l'autoroute... Il les a accompagnés à Paris.
Le documentaire d'Emmanuel Gras arrive bien tard. Le mouvement des Gilets jaunes a débuté à l'automne 2018 avant de se dissoudre lentement au printemps 2019. Plusieurs documentaires lui ont déjà été consacrés : celui du sautillant François Ruffin "J'veux du soleil" et celui de David Dufresne sur les violences policières commises durant ces manifestations "Un pays qui se tient sage". À l'un comme à l'autre, j'avais mis quatre étoiles, séduit par leur énergie et par leur intelligence.
Mon opinion sur "Un peuple" est plus réservée, même si j'en salue la qualité de la réalisation (l'image est impeccable, contrastant avec celle souvent médiocre de documentaires filmés à la va-vite) et surtout la délicatesse du regard qu'Emmanuel Gras porte sur les manifestants qu'il filme. Car c'est bien là le principal atout de ce documentaire empathique : Un peuple s'intéresse aux hommes et aux femmes qui vont battre le pavé chaque jour, chaque week-end. C'est du coup son principal défaut : Un peuple, contrairement à son titre ronflant et à quelqu'un de ses plans tournés par drone, ne prend pas assez de hauteur, ne donne jamais de l'ensemble du mouvement une vision synthétique.
"Un peuple" ne s'intéresse pas aux Gilets jaunes en général, mais à Benoît, Agnès, Nathalie, Allan et quelques autres. Avec beaucoup d'humour, ils se qualifient eux-mêmes de "cassos sur un rond-point" et redoutent de renvoyer cette image guère valorisante aux médias. Pourtant, même s'ils connaissent des fins de mois difficiles où chaque euro est compté, même si la hausse des prix de l'essence - qui aura mis le feu aux poudres - menace l'équilibre de leurs petits budgets, les Gilets jaunes ne sont pas pauvres. Ils l'ont été comme Benoît qui raconte son lourd passé d'alcoolisme ou Nathalie qui évoque ses difficultés à élever ses deux enfants ; mais ils ne le sont plus. Pour manifester, il faut un téléphone portable, un moyen de locomotion et un toit sous lequel se réchauffer après une journée dehors dans les frimas.
Les Gilets jaunes que filme Emmanuel Gras appartiennent à cette France périphérique qui stagne juste au-dessus du seuil de pauvreté et qui redoute d'y tomber ou d'y retomber. Ils sont unis par une même colère, par le même sentiment d'injustice et de révolte. Ils nourrissent une haine disproportionnée pour les politiques qui nous gouvernent et au premier chef pour le Président de la République dont ils réclament la démission, sinon la tête.
Un peuple devient passionnant quand il interroge les formes de l'action collective (comme l'avait fait pour Nuit debout "L'Assemblée" de Mariana Otero). Car, contrairement à l'image déformée qui en a souvent été donnée, les Gilets jaunes ne constituaient pas une populace amorphe sans programme politique. Le groupe filmé par Emmanuel Gras est conscient de la nécessité de s'organiser, de penser un projet. Il repose sur quelques revendications : la suppression de la TVA pour les biens de première nécessité, le relèvement des minima sociaux, le référendum d'initiative citoyenne (RIC)...
"Un peuple" filme aussi les logiques de groupe, parfois galvanisantes, souvent délétères. Il commence par l'élection unanime à mains levée du coordinateur, Benoît, et de son adjoint. Mais il filme aussi, sans concession, une réunion dès potron-minet, convoquée à sept heures du matin, à laquelle quasiment personne ne se présente, provoquant la rage des quelques présents et les excuses confuses des absents.
En évoquant avec pudeur la vie cabossée de Benoît, en saluant le dévouement de Nathalie, en se moquant gentiment des utopies d'Allan, "Un peuple" souligne peut-être l'aspect le plus important du mouvement : il était constitué d'hommes et de femmes qui s'estimaient - à tort ou à raison - méprisés par le "système" (mot fourre-tout dans lequel on met ce que l'on veut) et qui, dans l'action collective, ont retrouvé un peu de leur dignité perdue.