En remettant à "Drive my car" le prix du meilleur scénario, le jury du dernier festival de Cannes a récompensé un film aussi complexe que majestueux. On y suit d'abord l'histoire d'un couple qui dysfonctionne, dont la communication est mise à mal – et l'on comprendra pourquoi. Hamaguchi montre à quel point le dialogue entre les deux époux ne passe que par leurs professions respectives : quand Yusuke et Oto font l'amour, elle trouve alors l'inspiration pour inventer des histoires qui serviront ses séries télé ; quand Yusuke répète la pièce qu'il est en train de monter, c'est en écoutant une cassette dans sa voiture, où Oto lui donne la réplique via un enregistrement. L'art pour surmonter le deuil, idée qui va prendre une dimension autre à partir du générique de début, lequel arrive après quarante-cinq minutes, quand le metteur en scène de théâtre rencontre Misaki, sa chauffeure chargée de le conduire de son hôtel au lieu de travail où ont lieu les répétitions d' "Oncle Vania". On ne sait pas grand chose de Misaki, si ce n'est qu'elle conduit à la perfection : elle parle peu et ne noue pas de relation avec Yusuke, comme on pourrait s'y attendre. Hamaguchi prend le temps de filmer ce long moment où deux êtres s'observent et n'osent aller à la rencontre de l'autre. Si l'on devine aisément que Misaki elle aussi porte un lourd fardeau, ce n'est pourtant pas une déception que d'apprendre ce mystère dans le dernier tiers du film : la révélation sonne davantage comme un exutoire, dans un moment où la confession de la douleur se calque sur le texte de Tchekhov. Les répliques d' "Oncle Vania", que l'on entendait dans la voiture de Yusuke ou pendant ces nombreuses répétitions sans que l'on parvienne vraiment à leur donner un sens, à les raccrocher à une autre réalité, trouvent enfin un point d'appui. Si l'idée selon laquelle l'art est un miroir de la vie n'est pas la plus originale qui soit, ce qui importe ici c'est moins la conclusion que le long trajet qu'il aura fallu pour y parvenir : une route faite d'attentes, d'hésitations, d'accélérations et de heurts – une métaphore qui vaut autant pour décrire la relation Yusuke-Misaki que pour la manière sublime et si rarement montrée au cinéma dont est retranscrit le processus de casting et de répétitions d'une pièce de théâtre. Durant ce très beau voyage qu'est "Drive my car", deux magnifiques moments font pause dans le récit : le premier est un repas entre le directeur du théâtre, sa femme muette, Yusuke et Misaki. Ici, Hamaguchi ne fait pas autre chose que filmer une scène où la vie est réactivée, un partage d'amour dans lequel l'art est absent. Le second moment se déroule durant le long trajet vers le village d'enfance de Misaki : alors que l'on est bercé par le bruit feutré de la voiture qui crée un rythme hypnotique, le cinéaste ose une rupture ambitieuse en coupant le son. On ne voit alors pendant quelques secondes qu'une voiture roulant sous la neige, sans distinguer les deux personnages à l'intérieur ; l'image devient pendant un bref instant reine et tous les composants du cadre (voiture, personnages) sont réduits à ce qui fait leur beauté, à savoir une opacité qui leur rend tout leur mystère. Aussi Hamaguchi signe un long-métrage exigeant, porté par des relations complexes et une mise en scène qui réside le plus souvent dans la froide observation, ce qui n'empêche en aucun cas l'émotion.