Entre 1955 et 1959, le réalisateur indien Satyajit Ray s'est fait connaître en Europe grâce à une trilogie néoréaliste, composée de Pather Panchali (La Complainte du sentier, présentée à Cannes en 1956), Aparajito (L'Invaincu) et Apur Sansar (Le Monde d'Apu). Pendant cette période, il a tourné deux autres films dont celui-ci, Jalsaghar (Le Salon de musique), en 1958. Moins remarqué mais remarquable, ce film n'est sorti en France qu'en février 1981. Adapté d'une nouvelle de Tarashankar Banerjee, il témoigne d'un style très différent de la trilogie néoréaliste : un style plus expressionniste, dans un noir et blanc très gras, très sombre, qui exprime bien la fin d'un monde, celui d'une aristocratie qui vit au-dessus de ses moyens, supplantée par une nouvelle bourgeoisie. Cette facture visuelle, associée à une narration lente (très lente parfois...) - structurée en flash-back et ponctuée de morceaux de musique lancinants, envoûtants - participe d'une esthétique décadente, à laquelle contribue aussi une pléiade de symboles funestes : un lustre qui tremble, un insecte qui se noie dans un verre, une araignée sur le tableau d'un ancêtre, un miroir poussiéreux et terni... Le réalisateur filme le déclin inexorable d'une classe sociale où tout n'est plus qu'apparence, déclin émaillé d'éclats d'orgueil aussi fastueux que déplacés et autodestructeurs. Ces éclats, ce sont les fêtes données dans le salon de musique où le "maître" invite ses pairs pour admirer les meilleurs musiciens et danseurs du pays, recrutés à prix d'or. Des fêtes qui, via l'expression d'un bon goût, sont des signes illusoires d'une richesse dilapidée, des signes illusoires d'un prestige, d'une hiérarchie sociale, de codes de bienséance en voie de disparition. Satyajit Ray évoque un passage de la tradition à la modernité avec un mélange de sens tragique, de critique sociale (visant l'inadaptation et l'irresponsabilité ruineuse de l'aristocrate comme les "mauvaises manières" du parvenu), de clins d'oeil amusants (le vieil éléphant et la voiture) et aussi, semble-t-il, de nostalgie à l'égard d'un âge d'or pour les arts. Il cerne la mort qui rôde, les bougies qui se consument, le sang noble qui disparaît dans la terre, emportant avec lui le raffinement et la fierté démesurée de sa classe. Les critiques compareront a posteriori Le Salon de musique avec Le Guépard de Visconti (1963). À juste titre. Voilà qui dit la qualité de ce film puissamment décadent. Et la qualité d'un réalisateur exigeant, rigoureux et inspiré.