Après le trop select Mank (pourtant brillant), retour aux sources chez les tueurs, dans la noirceur où la saleté dort sous le vernis d'une civilisation occidentale trop propre sur elle ? C'est oublié que David Fincher a travaillé quinze ans pour rendre l'adaptation de la bande dessinée Le Tueur possible. De quoi parle l'œuvre de Matz et Luc Jacamon ? D'un tueur à gages froid, solitaire et désabusé au bord de la crise de conscience. Ça parait tellement évident pour du Fincher, trop facile n'est-ce pas ? Comme faire un film sur le tueur du Zodiaque, comme faire le remake d'un best-seller scandinave, comme adapter un best-seller féministe, etc etc...Et comme toujours, on s'en mord les doigts à la sortie. Vous en connaissez vous, des petits films signés David Fincher ? Ce ne sera pas le cas The Killer non plus.
Au détour d'une interview fin 2011, pour de la sortie de Millenium : The Girl with Dragon Tattoo, le réalisateur confiait qu'il envoyait souvent ses copies de travail à son ami Steven Soderbergh pour qu'il les regarde et propose son montage. Le cinéaste derrière Traffic ou les Ocean's avait renvoyé un cut de 2h15, vingt minutes en dessous du film découvert en salles. Cela arrivait pile à l'époque où Soderbergh revenait à une forme de cinéma directe, sans gras, limite behavioriste. Dix ans plus tard, l'amitié et collaboration avec Fincher semble avoir une influence tantThe Killer est à la fois l'opus le plus proche et le plus éloigné du metteur en scène. Comme quoi, travailler pour une plateforme de streaming n'est pas antinomique de grosses ambitions cinématographiques. Intrigue dépouillée, peu de dialogues, sound design en guise de bande originale, film sous la barre des deux heures. Un concentré dans lequel l'auteur y glisse toute son expertise et tente même quelques gestes inédits.
Il s'agit du film le plus immersif de David Fincher. Coutumier de la voix-off (Fight Club, Gone Girl), elle est ici pleinement utilisée mais pour d'autres objectifs. Dans la BD, elle est omniprésente pour rendre compte du caractère cynique du personnage principal face à son monde. Fincher axe sa mise en scène pour nous aspirer dans la tête du tueur et orienté chaque département pour en faire de même. Nous sommes ses yeux, ses oreilles, sa conscience professionnelle, sa précision méthodique, son moniteur de fréquence cardiaque,...Un écouteur dans l'oreille droite, on l'entend de l'oreille droite et le son variera en fonction de l'angle (vue subjective ou non). La photographie (sublime) d'Erik Messerschmidt travaille superbement les ambiances nocturnes pour se rapprocher de la vision naturelle de l'obscurité. Et si la situation prend une tournure inattendue, la voix-off s'arrête, les plans chirurgicaux dévissent et on passe souvent en caméra à l'épaule (une vraie révolution stylistique chez Fincher). Un travail d'orfèvre qui confirme que le The Killer est d'abord un film fait pour le cinéma.
Au résumé, on pensait le sujet frigorifique, il est terriblement ludique à l'image. Une sorte de croisement entre Le Samouraï de Melville et Collateral de Mann, avec une grosse pincée d'Hitchcock dans sa formidable intro en hommage à Fenêtre sur cour. Et un générique rappelant le formidable jeu vidéo Hitman. Du reste, il y a peu d'action et rassurez-vous elle n'est pas nécessaire au plaisir de voir la maestria technique d'un Fincher s'accorder avec la minutie de son héros négatif. D'autant plus quand il est campée par un Michael Fassbender qui excelle à faire passer beaucoup dans le très peu. Fincher/Fassbender, une association évidente, avec le recul. Il y a cependant une scène énervée, le temps d'un combat incroyablement féroce dans une maison en Floride où l'essentiel du mobilier va "servir". Une séquence rare chez Fincher, incroyable dans son découpage et sa brutalité, qui va rapidement rejoindre le top 5 des meilleures scènes de son réalisateur. Et probablement inspirer bon nombre dans les années à venir. Certes, il y a une linéarité dans la structure, mais le montage comme toujours imparable rend fascinant la moindre étape.
En fixant tout sur le tueur, on désosse ses méthodes, ses approches, ses habitudes de "consommation" (beaucoup de marques référencées), ses grands principes et ses contradictions. Dès que le grain de sable infiltre la mécanique de ce train-train mortifère, les évènements et le comportement trahissent l'attitude de ce tueur supposément implacable. Ce qui reste, c'est l'égocentrisme d'un type qui aime à se penser à part mais finalement très bien intégré au genre humain et à une civilisation occidentale ultra-connectée, insensibilisée par le tout en ligne, où la mort n'est qu'un marché parmi tant d'autres et dans lequel chacun peut avoir sa part. C'est à la fois grinçant et glaçant quand on y pense. En poussant un peu l'interprétation, on pourrait y déceler un autoportrait du cinéaste, moquant cette idée de perfection dans une entreprise impliquant tant de paramètres et d'inconnues. Mais finalement, ce ne serait pas tant un portrait d'un homme que celui de la multitude attachée à l'idée absurde et vaine de contrôle absolu dans un monde où le facteur humain est synonyme de chaos.
Ce qui manque à The Killer pour atteindre les chefs-d'œuvres de son réalisateur, c'est un épilogue moins lambda. L'idée est parfaitement comprise et en soi, l'objectif de déromantiser la figure du tueur le temps d'une farce très noire est accompli haut la main. Et Tilda Swinton n'a pas besoin de plus que quelques minutes pour maintenir le film à son plus haut niveau. Mais on a l'impression d'une fin expédiée, comme si la recherche d'épure avaient perturbé Andrew Kevin Walker et David Fincher pour trouver le bon épilogue (en dépit de ce dernier plan évocateur). À défaut d'atteindre les plus haut sommets dans la carrière du cinéaste, on peut tout à fait classer le film dans la catégorie où l'on retrouve Millenium, Panic Room et Mank (choix personnel). En se rappelant qu'un Fincher mineur, ça reste tout de même un film majeur.