La dernière image ? Le divin face à face Fassbinder / Swinton dans un restaurant cossu où ne subsistent que le superflu, les apparences, les plaisirs de la table pour oublier, de petits expédients de circonstances dans un cadre aussi fastueux que glacial. Sorte de purgatoire avant l'heure. Qui juge ? Qui est jugé ? Fabuleux moment où chacun devient le miroir de l'autre, où la mort imminente de l'un préfigure déjà celle à venir de l'autre, où l'un fait siennes les pensées de l'autre
, où l'Ours de l'histoire (le destin) sussure au chasseur devenu chassé : "Il n'y a pas de fumée sans feu, tout ce qui arrive, ne l'aurais-tu pas un peu cherché après tout ?".
The Killer comme souvent avec Fincher est en avance sur son temps. Il prend les devants et à rebours un genre immortalisé par Melville dans Le Samouraï. Point Blank et Boorman ne sont pas loin non plus d'ailleurs, Lee Marvin transfiguré pour l'occasion tirant le fil d'Ariane pour remonter jusqu'à sa cible éparpillée sur le globe dans un mouvement artistique qui tend vers l'abstration, l'immatériel, l'écume d'une idée de vengeance. Transfiguration géniale de la lutte des classes où l'ouvrier revanchard découvre que l'exploitant n'a pas forcément de visage dans une société de la dématérialisation, de l'internationalisation, de la mondialisation, de la bulle spéculative prête à chaque nouvelle seconde à éclater au bord de ses lèvres. Lui qui parLe si peu. Qui pense si fort. Aussi fort que les habitudes censées conjurer le sort.
Ce qui fait mouche avec Fincher c'est cette certitude que le "killer" n'est pas qu'une série B bien troussée (deux ou trois séquences déjà mémorables : l'introduction, le combat dans la pénombre, le restaurant, toute la séquence finale sans un coup de feu, résilience quand tu nous tiens). The Killer est une métaphore filée de la génération start-up avide de gros sous, de ces "killers in the corp" prêts à nous vendre du vent pour se remplir les poches... En France, dans les années 80, on avait déjà coutume de dire, "lui là, c'est un killer"... Valeur cardinale ! Comme si être un tueur et gagner beaucoup d'argent valaient mieux que d'avoir une colonne vertébrale, des valeurs, un refuge moral. Mais dans The Killer comme dans les affaires, pas de sentiments, loi du marché, les paradis fiscaux prévalent, font rêver, pas d'autre ancrage que le cloud, des miles en veux-tu en voilà dans toutes les têtes jusqu'à rendre jalouse une hôtesse d'accueil de l'aéroport. Au programme ? Désincarcération, décorporation jusqu'au 77ème étage avec vue imprenable sur un nombril, chacun ici est seul, vit collé serré avec ses écrans, son chauffeur, ses places attitrées dans les beaux restaurants, ses voix de (ré)confort au bout de la ligne.... Le tout technologique boucle l'âme, libère l'égo pour une déconnexion progressive de chacune et chacun par rapport au réel... Et dans ce chaos millimétré, le personnage incarné par Fassbinder qui campe si bien l'obsolescence, l'absence à soi (ces paroles répétées a l'envi pour exécuter mécaniquement son programme de nettoyage), l'appât du gain sans jamais essayer de comprendre pourquoi il fait ce qu'il fait, commence à comprendre enfin une fois son heure passée, une fois l'erreur commise, dès que le grain de sable enraye sa belle machine. Il retrouve alors une forme d'enracinement, d'étincelle d'humanité, dès lors qu'il prend l'engagement (viscéral) auprès du frère de sa compagne de casser le cycle infernal à l'oeuvre.
Cycle qui s'achèvera d'ailleur sans la moindre effusion de sang.
Ainsi, de déchets en postiches, de poubelles (nuimériques ou pas) en fausses identités, d'hacking en irruption bien physique dans une propriété cossue de Los Angeles, The Killer démontre comment le capitalisme a vidé de sa substance l'interaction fondamentale des êtres entre eux. C'est ainsi que la valeur d'une parole (cette promesse finale de la cheville ouvrière au grand patron) prend toute sa force car une poignée de main, un mot, un regard, valent chacune signature en bas d'un contrat virtuel entre deux hommes qui se voient, s'écoutent et se comprennent. L'obéissance s'est faite autonomie, la routine de sang est devenu prise de conscience puis nouvelle habitude. La culture de l'échange et l'engagement commun dont il ne reste aucune autre trace que ce dont nous, le spectateur, avons été les témoins privilégiés.
Il s'agit donc pour finir de revenir à l'essentiel. L'interaction de deux humains réinjectant le temps d'un échange au sommet d'une tour un peu d'humanité, dans ce monde arctique, désossé, où chacun finit par ne plus savoir qui est l'autre, quel est son visage ou son nom, où plus personne ne sait où il habite, d'où il vient, ce qui le porte, quel est au fond le sens de sa présence au monde...
La forme et la narration, brillantes, permettent à l'instar d'Un tueur sur la route (James Ellroy) d'entrer opportunément dans les pensées de ce tueur à gages. Opération rendue possible par cette séquence d'introduction qui ne fait pas que rendre brillamment hommage à Fenêtre sur cour d'Hitchcock. Nous sommes bien dans sa tête, écoutant sa musique, pour mieux entrer non pas en empathie (quoi que) mais en résonnance, en intelligence avec tout ce que la problématique de The Killer met en branle par la suite, pour lui, ses valeurs (quelles sont-elles ?) et la finalité supposée du capitalisme : pour mieux amasser, effaçons l'Homme, notre trace, qui sait ?