Le cabaret érotique constitue un univers fantasmagorique avec une narratrice qui tient le rôle de conteuse (Laure Giappiconi). C’est elle qui nous introduit dans notre découverte de ce milieu et joue avec nos attentes en énonçant l’impossibilité d’une histoire d’amour en ces lieux. Coscénariste et danseuse, l’actrice contribue à la vraisemblance des performances de l’ensemble des filles, dans ce temple du spectacle érotique où la créativité a toute sa place. En effet, chaque fille peut inventer son numéro, où l’effeuillage ou les rapports entre filles sont une part d’un show qui peut aussi se révéler poétique, politique, musical (la bande-son est d’ailleurs riche et éclectique).
Le regard féminin porté sur ce milieu nous offre un renversement du prisme habituel, qui fait des filles non pas des victimes d’un système mais, sans angélisme pour autant, des actrices de leur vie dont la nudité choisie tient les hommes en respect. La collaboration de la cinéaste avec Alexis Kavyrchine à la photo se poursuit après Chanson douce, et on n’est pas étonné de constater qu’en un an il soit passé par En corps et La montagne. Des films en apparence très divers mais qui ont en commun un travail de lumières bleutées et une façon de magnifier les corps dans une sensualité jamais vulgaire, même lorsqu’elle est la plus crue. On trouve aussi une façon de flirter avec la magie ou le fantastique, ici sous la forme de visions qui s’imposent à Manon, de corps dénudés répondant à son désir, moins sexuel sans doute que d’épure, de crudité et de simplicité, qui ne s’embarrasse d’aucun artifice et d’aucun réflexe de pudeur ou de moralisme.
Au cœur de l’intrigue, la relation qui se tisse peu à peu entre Manon et Mia est à la fois légère, tendre, sexy et déchirante. Louise Chevillotte et Zita Hanrot sont éclatantes de vie et d’envie, celle de profiter et d’inventer une relation qui leur ressemble, à l’abri des normes. Parmi les personnages secondaires, si Melvil Poupaud fait simplement figure de deus ex machina, Thimotée Robart compose un portrait intéressant d’homme tiraillé entre la vie qu’il a construite et la possibilité d’explorer d’autres formes de relation. Quant à Pedro Casablanc, il incarne l’âme discrète du cabaret, sa mémoire à travers la succession de générations de filles venues prendre pleinement possession d’elles-mêmes.
Magique, douloureux, sensuel, le film de Lucie Borleteau est une grosse surprise et a cette qualité rare de nous faire passer par toutes les émotions et sensations. Un cinéma généreux et farouche qui n’a pas peur de son sujet, ni d’interroger nos regards.