Nous entrons, avec Vanskabte Land, dans la démesure d’un homme porteur de celle de sa religion : le cadre géographique le confronte sans cesse d’une part à la beauté du paysage, sans cesse rappelée et photographiée, d’autre part à la finitude de toute chose ainsi qu’à ses propres limites d’être vivant ; il subit le dualisme d’un esprit qui doit composer avec un corps soumis aux rudesses d’un climat étranger, aux violences d’autres corps avec lesquels il s’efforce de communiquer et qu’il faut à terme convertir.
Le long métrage s’affirme dès le début comme le drame d’une communication impossible, peu à peu accrue par la disparition du traducteur, par l’intégration suspecte du prêtre étranger au sein d’une communauté qui hésite entre hospitalité et prévention d’un mal à venir, endémique au microcosme investi. La langue danoise se heurte à l’islandais et à la culture orale associée, en témoignent les chansons populaires, les légendes, l’interprétation des signes d’une nature déesse qui donne la vie et la reprend, dégrade, dévore, dissout les corps sans autre forme de procès. Ce que découvre Lucas n’est autre que la vanité, mais ce motif esthétique et moral se voit raccordé à une tradition philosophique plus proche de l’Antiquité, fidèle au De Rerum Natura de Lucrèce : la matière ne surgit pas de nulle part et ne disparaît pas, elle subit une suite infinie de transformations. Dieu n’a rien à faire là-dedans. Dès lors, le prêtre est confronté au dilemme, au sentiment d’injustice et de vacuité quand, par exemple, le premier office délivré dans l’église est perturbé par le chien qui s’impatiente à l’extérieur ainsi que par les cris d’un nouveau-né... Le respect obtenu de ses fidèles résulte de leur complicité à son égard et de la crainte d’un jugement céleste, non d’une foi véritable.
Ce bouleversement, d’ordre philosophique, est ainsi redoublé par un autre, d’ordre esthétique : Lucas doit prendre des photos de son expédition, c’est-à-dire des clichés qui l’obligent à réfléchir le monde en tant qu’artiste, de le réorganiser et, ainsi, de se revendiquer créateur d’une représentation ; on le voit alors décider des modèles, refuser à l’un son portrait pour l’accorder à celle qu’il aime. Il veille à l’entretien de son matériel, se montre impatient, impertinent voire destructeur lorsqu’on interfère dans son geste artistique. La mise en scène adopte cet œil scrutateur par le soin apporté à ses cadres, par les mouvements de caméra qui suivent les personnages avec une fluidité remarquable tout en célébrant la beauté obsessionnelle d’un paysage qui réduit ceux qui le composent à l’état de sujets d’une harmonie d’ensemble.
Si le film pèche par une longueur inutile qui lorgne parfois du côté de la contemplation forcée, il propose une vision de la vanité somptueuse et originale comme le faisait cette année, dans un genre différent, Triangle of Sadness (Ruben Östlund).