Bien des films cet été sont passés, aperçus, entr’aperçus, et inaperçus, noyés sous des signes fumeux (« Nope »), poreux (« Flee »), et brumeux (« Revoir Paris »).
En juin pourtant sortait un autre film de signes, qui voulait comme réinventer le cinéma en déployant, à la manière d’un château de cartes renversé, les codes du cinéma de détective, Hitchcock et De Palma en figures tutélaires.
« Decision to leave » s’est vu octroyé à Cannes un bien généreux prix de la mise en scène ; parfait! Le film ne semble rêver que de ça. Qu’importe les intrigues tarabiscotées et les émotions en sourdine, qu’importe que X soit une parcelle d’Y et que l’on y comprenne ce que l’on peut selon son état intellectuel (pour ma part ; néant) tant que Park-Chan Wook peut exercer, et le mot est juste, sa technique de mise en scène. Pour l’auteur de ces lignes, c’est un véritable paradoxe : car j’accepte ô combien le pacte qui veut qu’un bon scénario mal mis en scène ne donne jamais lieu à grand-chose, quand en revanche l’inverse est rarement vrai. Et pourtant.
Depuis l’acte sauvage d’« Old Boy », film complaisant mais si incroyablement puissant, et le plus conventionnel mais très beau « Mademoiselle », Park-Chan Wook s’est raidi ; une médiocre adaptation de John le Carré pour la forme télévisée et ce retour en fanfare donc, avec « Decision to leave », où tout son lyrisme suave et sa violence organique se trouvent noyés dans un geste théorique dont on se demande bien ce qu’il cherche à procurer. L’interminable assemblage de séquences décousues et disparates entretient le doute pendant une heure ; Park cherche-t-il à faire un puzzle en commencant par les trous? Est-ce un film sur l’image manquante et le fantasme du film impossible, comme chez De Palma? Mais à quelle réflexion politique ou romantique cette crypte d’images ramène-t-elle? De quoi parle cette rencontre saugrenue entre un détective et une suspecte d’origine chinoise?
Le film se donne immédiatement saturé de signes, d’informations, d’incohérences ; on s’imagine qu’il y a là un morcellement qui va tendre à se remplir, pour dire le trouble sensuel entre le crime (un mari assassiné) et l’amour (le détective captivé par l’identité d’une femme qui lui échappe). Le film commence avec des jeux temporels, des plans divisés par des écrans, comme si justement le cinéaste voulait à tout prix, lui, « faire écran », c’est-à-dire donner matière à réfléchir, à projeter, à fantasmer. La Madeleine de « Vertigo » déferle sur le film comme une hantise, à la recherche d’un langage nouveau, abstrait, parfaitement déconnecté, où les images produisent une infinité de sens, ou plutôt un sens in-fini, in-achevé.
Toute cette dimension cérébrale donne surtout à voir la production d’un cinéaste devenu terriblement snob et docte, obstiné à produire de la forme car il s’y est trop cantonné, mais une forme qui dément tout le fond : une forme-surface. Et la surface, c’est peut-être même le thème du film ; peaux, écrans, griffures, baume, final pris dans les débordements des sables maritimes quand le début se jouait au pied d‘une falaise… en haut et en bas, à droite et à gauche, vrai-faux, amour ou mystification, mort ou vivant, noyée sous le sable ou peut-être réapparue à la surface… Park-Chan Wook utilise tout ce qu’il peut pour donner une contenance à ce récit abscons et d’un ennui mortel, donnant à son film la sensation de déplacer tous les cadres, toutes les formes, toutes les lignes et les possibles lectures, pour ne faire que du sur-place. Comme une partie d’échecs où toutes les combinaisons y passeraient, mais en solitaire.
Son incapacité, désormais, à faire de la question du style un transport des sentiments et des émotions, est flagrante. On finit presque par rire des moyens démesurés employés pour figurer une si vide coquille amoureuse ; la caméra épousant l’oeil d’un cadavre dans un jeu de perspective sur lequel déambule une fourmi, la 5ème de Mahler assénée comme une solution à la frigidité mélodramatique du récit… le film tombe avec panache dans un grand n’importe quoi, reposant sur quelques éblouissantes idées scénographiques qui se doivent de nous tenir en respect.
Encore un film loin du cœur dont la multiplication de signes ne génère que l’énigme d’un ennui, bien profond cette fois.